Education à vendre
“ Il est
fortement probable qu’il y ait un clash entre les initiatives de l’OMC et
les principes de tous ceux qui tiennent à défendre l’existence d’un système
d’enseignement public de qualité. ” Education International.
“ Université de
Nike ” a été inscrit avec une bombe de peinture au-dessus de l’entrée
d’une université française, alors qu’un panneau, lui, indiquait le bâtiment
“ Bill Gates ”. A Berlin, des étudiants qui occupaient en masse une
université ont été violemment expulsés par une charge de la police qui
s’est soldée par des centaines d’arrestations. En Italie, on a assisté à
l’interruption d’une séance du sénat et en Espagne, à des ralliements
massifs.
A travers toute
l’Europe, des étudiants ont manifesté pour exprimer leur colère face aux réductions
des dépenses consacrées à l’éducation. Pendant une semaine, des actions
ont été menées pour dénoncer une attaque contre l’éducation qui ne touche
pas seulement l’Europe mais toute la planète. Le temps fort de ces
manifestations a eu lieu à Bruxelles où se tenait une réunion des dirigeants
de l’union européenne fin décembre. L’Accord Général sur le Commerce des
Services (AGCS) négocié par l’OMC véhicule une connotation négative depuis
l’émergence d’un mouvement mondial de lutte contre l’injustice sociale
qui remet en cause certains aspects de notre système et même de plus en plus
notre système lui-même. Les télévisions du monde entier continuent de
diffuser ces manifestations de colère qui ont eu lieu à Seattle, Prague, Gênes
et Bruxelles. Ce mouvement, décrit comme un courant créé par “ des jeunes
de la petite bourgeoisie qui tentent de faire revivre les années 60 ”, refuse
de se saborder et noue des liens toujours plus étroits avec de plus en plus de
citoyens et de travailleurs. Si ces liens se nouent c’est parce qu’il y a
une prise de conscience de la menace que représente des accords comme l’AGCS.
L’éducation
n’est pas la seule institution de notre société qui soit menacée par
l’AGCS. Cet accord signé par l’élite mondiale menace la démocratie et les
prérogatives des gouvernements à réguler et créer des normes, protéger les
droits des travailleurs et les normes concernant la sécurité et
l’environnement. Il presse les gouvernements de privatiser les services
publics avec pour seule logique le profit, sans réelle considération pour les
besoins du public. Et donc en quoi l’AGCS est-il une menace pour l’éducation
? Quel impact peut-il avoir sur la vie quotidienne des étudiants et des
travailleurs du système scolaire ?
L’AGCS a été
signé au cours des négociations du Cycle d’Uruguay de 1994. Il a été déterminant
dans la tendance croissante vers une mondialisation de l’économie, alors que
le nombre de multinationales ne cesse de décroître à travers le monde. Le néolibéralisme
s’exprime par l’annihilation de “ tous les obstacles au commerce ” entre
les pays et par la fin des interventions gouvernementales, même très subtiles,
sur le marché. Le néolibéralisme reste dans la ligne droite des stratégies
économiques catastrophiques qui ont sévi pendant les années 70 et 80. Il est
le bâtard du monétarisme et du thatchérisme. Il préconise que le contrôle
des importations qui permet de protéger les industries nationales soit supprimé
et que l’impôt sur le revenu et sur les sociétés soit allégé pour les
laisser respirer afin d’aider la croissance économique, d’attirer des
investissements étrangers et de permettre aux pays les plus pauvres de
rembourser les dettes écrasantes qu’ils ont vis-à-vis du FMI et de la Banque
Mondiale. Cet argument repose sur la théorie du “ trickle down ” (théorie
selon laquelle la richesse finit par profiter aux plus démunis) : les bénéfices
engrangés par les entreprises vont créer des emplois, ce qui va finalement
profiter à tout le monde. Seulement voilà, à qui profite réellement la
mondialisation de l’économie ? Aux entreprises et à elles seules.
Flemming Larsen, le
directeur du bureau européen du FMI, a admis lors d’un débat sur le néolibéralisme
que “ la plupart des pays les plus pauvres ont en fait régressé au cours des
trente dernières années. Je crains que l’écart ne cesse de se creuser entre
les riches et les pauvres ”. Dans leur clip agit-prop Sleep Now in the Fire,
Rage Against The Machine a parodié le jeu Qui veut gagner des millions en
faisant apparaître des candidats devant répondre à des questions sur les inégalités
avec en arrière-plan des images des événements de Seattle. Les réponses
pouvaient paraître absurdes, mais elles étaient vraies. Aux Etats-Unis,
bastion du néolibéralisme, les bénéfices de la croissance économique ont été
partagés encore plus inégalement qu’auparavant. Depuis la première vague
d’attaques du néolibéralisme dans les années 70, 60% des foyers américains
n’ont vu aucune augmentation de leur revenu réel. Quarante-cinq millions
d’Américains n’ont pas de mutuelle, 12,5% d’entre eux vivent en-dessous
du seuil de pauvreté et le salaire minimum équivaut à 22% de celui de 1968.
En 1980, les patrons des grands groupes industriels gagnaient 42 fois plus
d’argent qu’un de leurs ouvriers moyens. En 1998, ils en gagnaient 419 fois
plus. En Irlande, un des soi-disant modèles de réussite du néolibéralisme,
le gouffre entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser alors que les
politiques ont épousé la cause du “ Tigre Celte ”, invisible à tous sauf
aux riches.
L’AGCS exige que
la fourniture des services publics ne soit plus assurée par l’état et préconise
sa reprise par des groupes transfrontières. La commission de l’union européenne
a décrit l’AGCS comme étant “ avant tout un instrument au service du
profit ”. Lors d’un débat autour de l’AGCS, David Kearns, le président
de Xerox pour les Etats-Unis, a décrit comment “ les entreprises devront
complètement revoir leur stratégie qui devra être motivée par la concurrence
et la discipline du marché, des notions inconnues des enseignants ”. Les
lobbyistes du commerce font valoir l’argument discutable selon lequel “ les
écoles fourniront un enseignement de meilleure qualité s’il est adressé à
des clients qui paient pour ce service, comme n’importe quelle entreprise ”.
Le lobby industriel américain n’a de cesse de critiquer la “ culture de
paresse qui persévère dans le système éducatif européen où les étudiants
se permettent de suivre des cours qui n’ont aucun rapport direct avec leur
secteur d’activité. Ils suivent des cours qui n’ont aucune application
pratique ”. Les lobbyistes américains souhaitent un système d’enseignement
inextricablement lié au marché et au profit. Les cours doivent répondre aux
besoins du commerce et tout ce qui a trait au développement personnel doit être
supprimé.
L’éducation représente
un marché très lucratif avec un chiffre d’affaires total de 3 milliards de
dollars par an. En Irlande, on a assisté à un développement rapide de
structures d’enseignement privé et d’usines à bachotage pour les étudiants
du secondaire. Ce ne sont là que des ersatz d’un système d’enseignement où
le manque de financement pour construire des bâtiments pousse à une
rationalisation stricte des lieux déjà existants à travers le système de
points. Pour le grand capital, la privatisation de l’éducation est une
opportunité très juteuse.
Un des obstacles
majeurs à cette privatisation est “ l’existence des monopoles
gouvernementaux et des nombreuses subventions des infrastructures nationales
”. Cela signifie que le système d’attribution des bourses de
l’enseignement supérieur est discriminatoire, obligeant le gouvernement à ne
plus attribuer de subventions au secteur public à moins d’en attribuer également
au secteur privé dans les même conditions. Devant le refus narquois du
gouvernement d’augmenter véritablement les bourses ces dernières années,
pensez-vous vraiment qu’il va l’étendre au privé ? Non, faut pas rêver.
Le secrétariat de
l’OMC soutient que les opposants à l’AGCS font preuve d’une paranoïa et
d’une appréhension injustifiées. Il déclare que l’Article 1, section 3B
et C de l’AGCS protège les services publics. Cependant, la section B stipule
que la privatisation des services “ couvre tous les services marchands, quel
que soit le secteur, à l'exception des services fournis dans l’exercice du
pouvoir gouvernemental ”. Peut-on en déduire que les services publics de base
fournis par le gouvernement sont protégés ou seulement ceux au sein desquels
il exerce une fonction comme l’armée ou la police ? La section C traite
davantage de ces services exemptés : “ Un service fourni dans l’exercice du
pouvoir gouvernemental est un service qui ne doit être fourni ni sur une base
commerciale ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ”.
La contradiction entre ces deux arguments trahit les motivations qui
sous-tendent l’AGCS. Il protège la police et l’armée qui maintiennent le
statut quo et préservent les intérêts économiques des multinationales à
l’intérieur comme à l’extérieur du pays, alors qu’il laisse les
services publics à la merci de ses prédateurs. En fait, il préconise la
privatisation de l’éducation même là où il n’y a qu’une école privée.
Partout où la marge de profit d’une entreprise est affectée par un service
d’état, les soldats Tempête de l’OMC se mettront en marche pour imposer le
nouvel ordre mondial du capitalisme régnant.
L’Irlande est
représentée dans les négociations de l’AGCS par la commission de l’union
européenne. Une fois que le gouvernement a planifié la privatisation d’une
entreprise de services d’état selon des engagements spécifiques, il a trois
ans pour la retirer. S’il fait usage de ce droit,
il doit payer tout “ ajustement compensatoire nécessaire ” aux
autres états membres qui représentent les intérêts de leur lobby industriel
qui se trouve déstabilisé par la suppression soudaine d’un marché. Si
l’un des états membres pense qu’un autre état ne respecte pas l’AGCS, la
plainte est portée devant un corps de règlements des conflits. Un tribunal
secret de bureaucrates se réunissant en session fermée s’est souvent prononcé
contre les actions menées pour la défense de l’environnement, de la santé
et d’autres actions légales ayant pour objet la justice sociale. Le pays
auquel il donne raison a le droit d’entériner la décision au travers de
sanctions économiques. L’Article IV traitant des régulations intérieures
exige qu’elles “ n’entravent pas inutilement le commerce des services ”.
Il s’agit d’éradiquer la démocratie et de laisser la place aux tribunaux
secrets de l’OMC pour balayer les décisions prises démocratiquement au
niveau national et ainsi pour préparer le terrain aux multinationales qui vont
se disputer les bénéfices. Cet accord va largement renforcer le pouvoir
d’interférence de l’OMC dans l’exercice du pouvoir gouvernemental. Il ne
s’agirait plus que de transférer la délicate responsabilité de trouver l’équilibre
entre l’intérêt général et les considérations commerciales des représentants
des gouvernements élus aux tribunaux désignés ou aux commissions de l’OMC.
L’OMC admet que
l’application de l’AGCS va entraîner une “ baisse de la fourniture des
services, comme par exemple, le secteur de la santé où “ les cliniques privées
sont tout à fait en mesure de débaucher un personnel qualifié des hôpitaux
publics sans offrir le même panel de services aux mêmes groupes de population
”. Le comité de surveillance de la consommation Public Services International
décrit le phénomène en ces termes : “ l’élite pourra s’offrir des
soins fournis par des groupes privés transfrontières. Les autres devront se débrouiller
avec ce qui restera du système public ”. Cela va entraîner encore plus
d’inégalités sociales.
Les pressions exercées
par l’AGCS pour une main-d’œuvre plus mobile pouvant s’adapter au chaos
du marché libre entraînent une dégradation des normes et des formations. La
privatisation de l’éducation véhicule l’idée que le travail est un coût
et non un investissement dans la société. La tendance vers une mobilité
croissante qui en découle peut entraîner une désintégration des syndicats,
leur pouvoir reposant sur les travailleurs des services publics dont les emplois
étaient alors stables, mais ne le sont plus. Ce phénomène accélère la chute
des salaires et la baisse du niveau de qualification, les travailleurs préférant
un emploi dans un secteur plus lucratif. Cette tendance est déjà palpable dans
l’enseignement secondaire qui connaît une fuite de ses meilleurs enseignants
vers d’autres professions. Au cours de ces dernières années, le corps
enseignant a vu son niveau de salaire passer derrière celui de la majorité des
autres professions. Ils gagnent en moyenne 9 000 livres (13 700 euro) de moins
que leurs collègues du supérieur. L’année dernière, le bras de fer (qui a
mal tourné) engagé par l’ASTI (Association of Secondary Teachers of Ireland)
avait pour but de dénoncer les tentatives de mise en condition du secondaire en
vue de sa privatisation en l’associant au secteur privé, à l’aide de
statistiques, afin de faciliter la future transition et de balayer le syndicat résistant
au néolibéralisme. Il s’agit une fois de plus d’un cas qui trahit les
motivations latentes de l’AGCS.
Dans No Logo, Naomi
Klein enquête sur certaines conséquences des attaques répétées que mènent
les groupes industriels pour s’emparer de l’éducation. En 1996, les
enseignants et les étudiants de l’université du Wisconsin à Madison ont été
censurés malgré eux suite à un accord de sponsoring que l’administration a
passé avec Reebok. Une des clauses de l’accord stipulait que “ pendant un
laps de temps raisonnable après le trimestre, l’université ne fera circuler
aucune déclaration officielle dénigrant Reebok. De plus, l’université est
tenue de sanctionner rapidement tout employé, agent ou représentant de
l’université dénigrant Reebok ”. En 1998, une section d’Amnesty à
l’université de Kent State a vu sa demande de financement annulée après
qu’elle a appelé au boycott des produits de Coca Cola pour son soutien à la
dictature qui sévissait alors au Nigeria, Coca Cola détenant les droits
exclusifs de vente sur le campus. On peut également citer le cas de cet élève
expulsé de son lycée de Greenbriar pour avoir porté un tee-shirt Pepsi lors
d’une journée dédiée à Coca Cola. Et que peut-on dire de l’invasion des
écoles américaines par Channel One : les élèvent doivent regarder deux
heures par jour de publicité pour 12 minutes de sujets d’actualité sur les
adolescents. En retour, les écoles ne reçoivent pas directement d’argent,
mais elles ont le droit d’utiliser le matériel vidéo dans d’autres cours.
Un élève qui a refusé d’assister à ce matraquage publicitaire quotidien, a
été arrêté pour avoir séché les cours et a été gardé en détention par
la police.
Ces situations
peuvent paraître extrêmes, mais elles reflètent parfaitement la volonté d’éradication
de la pensée libre et indépendante des campus américains. L’Irlande est en
train de leur emboîter le pas. Les partenariats public-privé (PPP) constituent
le premier pas vers la privatisation de l’éducation. On a été témoin
d’entraves aux libertés civiles avec seize arrestations et une démonstration
violente de la police à l’encontre de manifestants pacifiques lors d’une
manifestation anti-PPP, les forces de police ont chargé sur n’importe quel
individu qui exprimait son désaccord. En France, des étudiants ont utilisé la
tactique du mélange des cultures en rebaptisant leur université afin de dénoncer
les tentatives de main mise des groupes industriels sur l’éducation. Mais à
l’UCD (University College of Dublin), il est trop tard pour entreprendre de
tels actes de résistance. Nous sommes déjà diplômés de Tony O’Reilly Hall
et suivons actuellement les cours à la Smurfit School of Business.
L’AGCS n’est
pas un problème abstrait. Il ne peut plus être ignoré par nos syndicats étudiants
soit disant parce qu’il ne concerne pas les étudiants de l’UCD. La campagne
de concertation menée par l’élite mondiale pour nous déposséder d’un
système d’éducation public, de nos bourses, pour transformer nos universités
en usines de l’esprit, sans plus aucun rapport avec un développement et une
stimulation intellectuelle, où les étudiants sont formés à la chaîne pour
devenir des automates obéissants dans les futurs “ moulins sataniques de
l’enfer ” est une réalité qui envahit nos vies à tous. Nous ne pouvons
plus ignorer la cannibalisation et la marchandisation de tous les aspects de nos
vies qui ont pour seule ligne de mire le profit. Un autre monde est possible.
Rejoignez la contre-attaque parce trop c’est trop.
Schuijlenburg
eustudenten@gmx.net
Première parution,
liste électronique d'information internationale sur l'AGCS.
Grain de sable 316
- 22 mars