Marché scolaire et mise à profit de la dégradation organisée.




« Un sophiste, Hippocrate, ne serait-il pas un négociant ou un boutiquier qui débite les denrées dont l’âme se nourrit ? Pour moi, du moins, c’est ainsi qu’il m’apparaît. » - « Mais cette nourriture de l’âme, Socrate, quelle est-elle ? » - « Les diverses sciences, évidemment, repris-je. Et ne nous laissons pas plus éblouir par les éloges qu’il fait de sa marchandise que par les belles paroles des commerçants, grands et petits, qui nous vendent la nourriture du corps. Ceux-ci nous apportent leurs denrées sans savoir eux-mêmes si elles sont bonnes ou mauvaises pour la santé, mais ils les font valoir toutes indifféremment, et l’acheteur n’en sait pas davantage …. De même, ceux qui colportent leur savoir de ville en ville pour le vendre en gros ou en détail, vantent aux clients tout ce qu’ils leur proposent, sans peut-être savoir eux-mêmes ce qui est bon ou mauvais pour l’âme. Si donc tu es assez connaisseur en ces matières pour distinguer le bon du mauvais, tu peux sans danger acheter le savoir à Protagoras ou à tout autre ; sinon, prends garde, mon très cher, de jouer aux dés le sort de ton bien le plus précieux. »

Platon, Protagoras, 313 d-e. (environ 432 av. JC)


Les négociants en nourritures de l’âme de qualité non garantie, dénoncés par Platon, en voici une forme, florissante en notre siècle, dans les articles ci-dessous. Les entreprises privées de cours de soutien se nourrissent (bien) de la dégradation organisée de l’enseignement public, et de l’angoisse des familles. Ce que cherchent les élèves qui recourent à l’aide aux devoirs (et plus que les élèves, leurs parents), ces articles le disent assez clairement. Et que cherchent les professeurs qui y travaillent ? Peut-être plus encore qu’un revenu supplémentaire, ils y cherchent une autre qualité d’enseignement et de rapports pédagogiques, essentiellement dégagés des problèmes de discipline (créés sciemment et volontairement par les textes réglementaires régissant les droits et responsabilités) qui minent et détruisent la vie des classes. C’est assez clair pour les salariés, au-delà du rapport d’argent, ils le disent. Pour les bénévoles des organisations municipales ou associatives que nous connaissons, non interrogés par les journalistes des articles ci-dessous, il est évident qu’ils sont mus par le désir de bien faire, d’aider, hors de toute recherche de profit. Il n’empêche que la deuxième question posée par Platon, celle de la qualité de la nourriture de l’âme, elle demeure. Cette forme d’enseignement déconcentré, délocalisé, fruit d’initiatives généreuses du bénévolat, ou encadré et soumis à l’ordre du profit capitaliste, quelle garantie offre-t-il ?


Le Nouvel Observateur
lundi 23 septembre 2002


Des profs témoignent


Le soir, quand ils quittent leur lycée, certains profs enseignent aussi dans les officines privées de soutien scolaire ou donnent des cours particuliers à domicile. Etats d’âme.

Marie-Blanche, professeur des écoles (institutrice) dans le Val-d’Oise : « J’aime bien donner des petits cours. Ici, pas de grosse institution qui nous impose ses méthodes. Et le lien affectif est plus fort entre nous et les enfants. Surtout si on les suit d’année en année. »

Paul, professeur de lettres dans un collège de Seine-Saint-Denis : « Je suis “précepteur” dans une famille du 6e arrondissement depuis bientôt dix ans. Les résultats des garçons ne sont pas encore faramineux. Mais les parents brillants sont très culpabilisés d’avoir des enfants moyens à l’école. Ils rachètent cette culpabilité avec des cours particuliers. »

Saméra, professeur de lettres dans un collège du Val-d’Oise : « Mon collège est classé “zone d’éducation prioritaire” et “zone prévention violence”. Les efforts sont considérables: les élèves de 6e font du français par groupe de huit élèves. Mais le reste du temps, j’ai un mal fou à faire de la pédagogie différenciée. Ici, à Objectif Bac, je n’ai pas de problèmes de discipline, j’ai le temps de m’occuper des élèves en difficulté. »

Antoine, professeur de lettres dans un lycée de Seine-Saint-Denis : « Je donne des cours particuliers dans les quartiers chics. Beaucoup de ces enfants ne travaillent pas entre les cours… et même pas pendant. Ça devient pour eux une béquille inefficace. Cela dit, un gamin dont je m’occupe en ce moment se bat vraiment pour être meilleur. Or on l’a affecté dans un mauvais lycée public. Il se serait enfoncé à nouveau: ses parents ont choisi à contrecœur un lycée privé. »

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Le suivi individualisé
Soutien scolaire à l’école : zéro pointé



A Paris, les coups de pouce visent en premier les enfants défavorisés. Pourtant, un fils de cadre ou de charcutier n'est pas forcément un crack.

Rarissime ! Mais les devoirs, interdits à la maison, peuvent être terminés en classe ! La preuve par l’école élémentaire Vitruve, un établissement public et pilote du 20e, qui est l’une des rares à respecter à la lettre l’interdiction ministérielle des devoirs écrits à la maison. Les fameuses tables de multiplication, par exemple, s’avalent sur place, sans que la tâche en incombe aux parents. « D’abord on apprend ensemble, raconte une enseignante. Puis ceux qui ont réussi expliquent à leurs camarades comment ils ont mémorisé : en chantonnant, en marchant, en écrivant… Au cours de l’année, les enfants eux-mêmes organisent “un marché aux tables” où chacun vient réciter aux autres la table qu’il n’arrive pas à retenir. »

Ailleurs, c’est le règne de l’hypocrisie, et le recours, plus ou moins efficace, à l’étude du soir, organisée et financée par les municipalités depuis les années 80. A chaque ville, sa politique. Certaines délèguent aux enseignants le soin d’assurer un vrai service pédagogique; d’autres se contentent d’une vague garderie dirigée par un personnel municipal moyennement formé. Puisque les enfants, en théorie, « n’ont pas de travail à faire », comme le déclare benoîtement Bernard Coutel, directeur de cabinet d’Eric Ferrand, adjoint au maire de Paris chargé de la vie scolaire : « On ne saurait mettre en place un dispositif pour pallier quelque chose d’interdit. » Résultat : les officines de « petits cours » sont pleines, les associations de soutien ne savent plus où donner de la tête, les parents sont débordés.

La dernière circulaire sur le sujet date de 1995. Tous les jours, de 16h à 16h30, les enfants sont censés faire leur travail en classe avec « l’aide personnalisée » de leur enseignant. Valérie, jeune mère parisienne du centre de la capitale, constate : « La maîtresse de ma fille, en CM1, était la seule de l’école à appliquer cette directive. Mais la demi-heure en question ne suffisait pas à épuiser tout le travail. Edith rentrait à la maison avec des exercices à finir, et surtout des questions restées sans réponse. »

Et ce n’est pas l’opération Coup de pouce, lancée par Bertrand Delanoë, qui risque de changer la donne. Cette nouvelle mouture de l’accompagnement scolaire ne s’adresse, pour le moment, qu’aux enfants des cours préparatoires (CP) et des cours moyens (CM) issus de quartiers défavorisés. Selon leurs besoins, ils seront pris en charge par groupes de cinq, de 16h 30 à 18 heures, pour consolider leurs points faibles : lecture - écriture pour les CP, français - mathématiques pour les CM. Bernard Coutel reconnaît volontiers « qu’il peut y avoir des élèves en difficulté ailleurs qu’en ZEP ». Mais ajoute, en guise d’explication, que « le soutien scolaire dans la capitale est géré par la direction des Affaires sociales, et non par la direction des Affaires scolaires »

C’est donc aux associations de quartier de prendre le relais. Sauf que mettre sur pied un système d’aide ou de soutien dans l’école relève de la gageure. Roger Paturaud, parent d’élève et responsable associatif, en a fait l’amère expérience. Monté avec succès en septembre 2000 à l’école Félix-Terrier, dans le 20e, son club de soutien destiné aux enfants de CP – qui a permis de remettre à niveau 6 enfants sur 12 – n’a pas survécu au changement de directrice. Et au collège ? Comme le reconnaît Paul, professeur de lettres en Seine-Saint-Denis, seuls les élèves en grande difficulté sont vraiment pris en charge. Faute d’argent, sans doute, mais aussi par manque de réel intérêt pour les « moyens », ceux qui parviennent tout juste à se maintenir à flot. Tenus dès la 6e de fournir un travail important et n’ayant quasiment jamais appris à le faire, ils se retrouvent vite noyés. Les deux heures hebdomadaires de leur emploi du temps appelées successivement soutien, étude dirigée, re-médiation et aide individualisée aux devoirs, sont loin de suffire à la tâche.

Pourtant, plutôt que de les livrer à eux-mêmes ou à des étudiants répétiteurs, certains établissements ont imaginé des solutions qui concernent tous les élèves.

Dans le 20e arrondissement, au collège Jean-Perrin, Françoise Dumont, professeur de lettres, a initié l’an passé un projet pilote : la 6e sans cartable. Quatre soirs par semaine, durant une heure trente, les élèves font leurs devoirs au collège, en demi-groupe. Les parents peuvent suivre leur progression grâce au cahier de textes montré chaque soir. L’étude dirigée est assurée à tour de rôle par les enseignants de maths, français, anglais et histoire, assistés d’un aide-éducateur. Au troisième trimestre, la fréquence des séances diminue ; les enfants apprennent progressivement à travailler seuls. En juin dernier, le bilan de la première classe sans cartable était plus que satisfaisant. Tous sont passés en 5e. Plus important : ils ont retrouvé confiance en eux, désir d’apprendre, et battu les records d’assiduité et de ponctualité. Corollaire non négligeable, les enseignants ont remis en question leurs pratiques. Le prof de maths a dû rendre les énoncés de ses problèmes compréhensibles par ses collègues d’histoire ou d’anglais…

Changement de décor au collège Le Prieuré, à Maisons-Laffitte. Dans cet environnement privilégié, la principale, Jeanine Travers, a mis en place, pour tous, un soutien à la carte. Dans une salle réservée, deux aides-éducateurs recrutés « avec soin » sont à la disposition des élèves et les assistent dans leurs devoirs. Une vingtaine d’entre eux profitent régulièrement de l’aubaine. Ils viennent en toute autonomie, dès qu’ils ont un moment de libre, travailler au calme. « C’est une démarche facultative et individuelle, souligne la principale. Les 6e et 5e viennent plutôt en début ou en fin de journée, les 4e - 3e ont un temps réservé le mercredi matin. Il arrive qu’un jeune en difficulté passagère passe avec nous un contrat de travail. En ce cas, nous veillons à ce qu’il respecte ses engagements. Et ça marche. »

Isabelle Calabre

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Les Mesnuls (78)
L’étude à l’ancienne, ça existe

Chaque jour après la classe, l’instituteur-directeur accueille une petite dizaine d’enfants, qui préfèrent « travailler à l’école plutôt qu’à la maison ». A 16 h 30, une fois les dernières consignes données à sa classe de CM1-CM2, Philippe Pinturault « fait l’étude ». Arrivé il y a une quinzaine d’années dans cette petite commune pavillonnaire aisée, l’instituteur-directeur a aussitôt mis en place une étude-garderie. Après la rituelle demi-heure de récréation, chacun sort livres et cahiers. Le maître écoute les petits lire à voix haute leur page du soir, détaille une consigne pour les plus grands, reprend un point délicat de grammaire ou de mathématiques. A tour de rôle, chaque enfant vient lui réciter sa leçon pour le lendemain. Une véritable aide aux devoirs, personnalisée et efficace. Comble du luxe, elle se pratique selon les besoins. Là où la plupart des communes imposent une inscription à l’année ou au trimestre, l’école des Mesnuls a mis en place un système de carnets de tickets à utiliser à la carte, tout au long de l’année. Quelques petits malins viennent ainsi la veille de chaque dictée, et la préparent avec le maître. Lorsqu’ils sortent à 18 h, ils n’ont plus rien à faire pour le lendemain. De la re-médiation… à l’ancienne. I. C.

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Grands magasins : demandez le pack rattrapage !

Avec un budget de communication de 3 millions d’euros cette année, Acadomia risque de taper sur les nerfs de la concurrence. D’autant que s’y ajoutent les budgets autonomes de ses 8 antennes disséminées à travers l’Ile-de-France et ceux des 46 antennes de province. Le précurseur – et leader absolu – des cours privés a donc chamboulé ces dernières années les habitudes pépères d’un marché qui, s’il se portait bien, ne demandait qu’à exploser. Créée en 1983, Acadomia est passée d’un volume d’affaires de 11 millions d’euros en 1998-1999 à 36 millions d’euros cette année. Top Profs, le numéro 2, vient d’atteindre les 5 millions d’euros de chiffre d’affaires. La concurrence se fait plus rude sur le marché francilien où de jeunes loups ont débarqué des grandes écoles de commerce, la tête pleine d’idées. Ce ne sont plus qu’innovations marketing, opérations de communication et nouveaux « produits ».

Le gentillet « contrat-réussite » qui garantissait des cours gratuits en cas d’échec aux examens ? Déjà vieillot ! Maintenant, c’est dans les grands magasins du boulevard Haussmann que les boîtes à cours de rattrapage font de la retape. Avec prospectus, promotion et réduction à l’occasion de la rentrée des classes. Mieux. Keepschool, fondée en 2000 par des élèves de HEC, vend ses cours particuliers par internet, et s’est associée aux éditions Bréal pour la mise en ligne d’un test de connaissances destiné aux lycéens. Une adresse qui emmène habilement sur le site de Keepschool. Pour les deux sociétés partenaires, cela permet le développement d’une précieuse base de données qui intègre… les résultats des élèves. Nouveaux clients en perspective !

Chez Acadomia, stratégie équivalente. En partenariat avec Nathan, le leader du marché organise cette année des tests d’évaluation dans ses agences. Les familles ne sont pas obligées d’acheter des heures de cours ensuite. Mais peuvent être sérieusement tentées si les résultats ne sont pas à la hauteur… Autre produit testé l’an dernier et systématisé à la rentrée : le « pack bac » à 120 euros. Soit l’inscription aux cours mais aussi un entraînement à l’oral, des bacs blancs, un abonnement à des sites de soutien et même des conférences « où l’on parle aux élèves avec le langage de l’entreprise… ». Sujets : Gestion du stress, Etre prêt le jour J, Planifier son organisation de travail, Développer sa mémoire… « Soit des conférences sur ce qui ne s’apprend pas en classe. » Succès garanti auprès des grands angoissés.

Les petites structures locales de soutien scolaire privé reprochent au mammouth Acadomia son côté central téléphonique ? Pas de problème. La société, dont le siège est à Choisy-le-Roi, dans le Val-de-Marne, multiplie les ouvertures de nouvelles antennes : Savigny-sur-Orge, depuis un an, pour rayonner sur l’Essonne, Boulogne (Hauts-de-Seine), les 5e et 17e arrondissements de Paris, et bientôt des antennes dans le 8e (rue de l’Arcade) et le 20e (rue Planchat) pour toucher les familles de Seine-Saint-Denis. Cette « proximité » permet également de mieux connaître les quartiers investis. « Dans l’Ouest francilien, la tenue vestimentaire de l’enseignant est un critère de sélection, explique Philippe Coléon, directeur général . Et là où les familles ont plus de choix, elles sont plus exigeantes sur les délais, le profil de l’enseignant. » Le look des nouvelles antennes Acadomia – chaises de toile blanc crème, moquette en coco…– est l’œuvre de décorateurs du BHV. Et depuis deux ans, la société est cotée en Bourse.

Assia Rabinowitz