Combien de temps encore Pascal Lamy ?

Par Raoul Marc JENNAR
dans « POLITIQUE, Revue de débat »
Avril 2004



Source du document : http://politique.eu.org/archives/2004/04/11.html


En matière commerciale, l’Europe agit depuis cinq ans par l’intermédiaire de son très médiatique commissaire français Pascal Lamy. En jonglant avec une sympathie affichée pour les milieux d’affaires, d’où il est issu, et un discours de régulation de la mondialisation libérale, celui-ci cultive la contradiction. Sous forme de réplique adressée au « ministre » européen, l’auteur dénonce ce double jeu.

Pastichant Cicéron quand il interpelle Catilina, je vous le demande, combien de temps encore, Pascal Lamy, Commissaire européen au commerce, allez-vous abuser de notre patience ? De la patience de toutes celles et tous ceux, en Europe et dans le monde, qui vous entendent dire une chose et vous voient faire son contraire ? Combien de temps, vous que les traités européens érigent en négociateur unique, en visage unique, en incarnation unique des peuples d’Europe pour toutes les négociations commerciales internationales, allez-vous offrir au monde un visage de l’Europe qui n’est pas le nôtre parce que nous ne voulons pas qu’il soit celui de l’arrogance, de la duplicité et du cynisme ? Ne me répondez pas, comme vous le faites si souvent, qu’il y a malentendu, que mes amis et moi n’avons pas compris les textes, que nous nous sommes mépris sur vos intentions. Je vous ai trop écouté, je vous ai trop lu, j’ai surtout lu beaucoup trop des notes qui émanent de vos services et qui sont, sous votre responsabilité, adressées, via le Comité 133, aux gouvernements européens et ensuite déposées au siège de l’OMC à Genève. Je ne suis ni un mandataire politique indifférent ou complice, ni un journaliste incompétent ou servile. Vous ne m’abuserez pas. Il se peut, certes, que je ne maîtrise pas comme vous les 22.500 pages des Accords de Marrakech |1|. Je n’ai pas à ma disposition une armée d’experts qui s’y consacrent à temps plein. Mais soyez certain que mes amis et moi étudions la matière depuis longtemps assez pour ne pas être trompés par la complexité des sujets et l’inintelligibilité des textes.

Si vous le voulez bien, parcourons un instant votre livre, « L’Europe en première ligne. » |2. Un bien joli titre. Que je comprends, au vu des faits, d’une manière fort différente du sens que vous avez voulu lui donner. L’Union européenne est en première ligne en effet. Pas pour protéger les Européens, mais pour promouvoir, aux côtés des États-Unis, une idéologie : la compétition comme mode d’agencement des rapports humains. En première ligne pour transformer les rapports humains en rapports marchands. En première ligne pour déréguler et remplacer les protections que les hommes ont créées contre les abus des autres hommes par de la « flexibilité », un mot dont vous usez abondamment.



« En plein indépendance... »

Vous vous flattez (page 44) d’avoir inventé le concept de « globalisation maîtrisée », indiquant que ce serait là votre objectif et celui de l’Europe. Mais, pourriez-vous avancer une proposition faite par l’Union européenne qui aille dans le sens d’une vraie régulation du commerce mondial, c’est-à-dire d’un encadrement des pratiques commerciales et d’une limitation du pouvoir des firmes privées sur la scène internationale ou à l’égard des États et des peuples ? Vous le savez bien mieux que moi, Pascal Lamy, les principaux accords qui furent adoptés à Marrakech en 1994 et qui se sont ajoutés aux accords du GATT ne contiennent aucune disposition contraignante à l’égard des acteurs privés, pas plus qu’ils ne contiennent de dispositions sur les firmes transnationales, sur ces zones d’esclavagisme que sont les zones franches ou sur les paradis fiscaux. Sous le fallacieux prétexte de réguler le commerce mondial, ces accords comme vos propositions visent essentiellement à déréguler les États, à faire disparaître aux niveaux local, régional et national les normes éthiques, sociales, environnementales, considérées comme des « obstacles au commerce », à obliger les États à renoncer à leurs choix de politique industrielle et économique, afin d’atteindre, après la parenthèse du XXe siècle, une situation espérée dès le XIXe et désormais à portée de vue en ce début de XXIe : le « laisser-faire, laisser-passer » cher aux libéraux.

Comment vous croire quand dans le même temps où des media complaisants relaient vos propos sur une prétendue volonté européenne de maîtriser la globalisation, on entend le banquier que vous avez été tenir un discours radicalement différent lorsque vous vous adressez aux milieux d’affaires qui ont, semble-t-il, toutes vos faveurs ?

Ainsi, lorsque, cinq semaines après avoir prêté le serment par lequel vous vous engagiez à exercer vos fonctions « en pleine indépendance, dans l’intérêt général », vous vous exprimez, à Berlin, devant l’assemblée du Trans Atlantic Business Dialogue (TABD), un des plus puissants lobbies d’affaires du monde, en ces termes : « C’est vraiment agréable de se retrouver dans le milieu des affaires. (...) Vous voulez que nous allions de l’avant et que nous changions les politiques. Nous sommes décidés à le faire. (...) La nouvelle Commission soutiendra [les propositions du TABD] de la même manière que la précédente. Nous ferons ce que nous avons à faire d’autant plus facilement que, de votre côté, vous nous indiquerez vos priorités. (...) Je crois que le monde des affaires doit aussi parler franchement et convaincre que la libéralisation du commerce et en général la globalisation sont de bonnes choses pour nos peuples... » |3|.

Huit mois après votre entrée en fonction, vous retrouvez de nouveau vos amis du TABD, à Bruxelles cette fois, et vos propos ne laissent planer aucun doute : « Les relations de confiance et les échanges d’informations entre le monde des affaires et la Commission ne seront jamais assez nombreux. (...) Nous consentons de grands efforts pour mettre en œuvre vos recommandations dans le cadre du partenariat économique transatlantique et, en particulier, il y a eu des progrès substantiels dans les nombreux domaines sur lesquels vous avez attiré notre attention. » Et vous terminez votre intervention par cet engagement fort peu conforme au serment que vous aviez prononcé : « En conclusion, nous allons faire notre travail sur la base de vos recommandations... » |4|. Pour ceux qui hésiteraient encore quant à votre opinion sur la globalisation, vous répétez un mois plus tard à New York, que « Nous avons besoin du soutien du monde des affaires au système de l’OMC et pour davantage de libéralisation » |5|.

Comme vous l’écrivez vous-même dans votre livre (pp. 37 et 47), « la politique commerciale est un domaine où, de par le traité, la Commission européenne dispose de compétences fortes et quasi exclusives (...) le Commissaire au Commerce reçoit donc la compétence pour l’ensemble des relations commerciales entre l’Europe et le reste du monde. » Dès lors plus de doute possible : par votre voix, tout au long de la première année de votre mandat —  et on ne peut pas dire que vous ayez changé votre propos depuis lors  — chaque fois que vous étiez en face de vos amis, vous avez affirmé l’adhésion de l’Europe à la globalisation, c’est-à-dire à la mondialisation néolibérale qui entend réduire le rôle des pouvoirs publics au minimum afin que les marchés et les marchands jouissent de la liberté la plus grande. Au contraire, à l’opinion publique, vous n’avez cessé de faire croire que l’objectif de l’Europe, je reprends les termes de votre livre (p.149), vise à « réguler la mondialisation, à l’encadrer afin de faire place aux valeurs et préférences collectives auxquelles les Européens sont attachés. »

On est donc en droit de se demander quels sont ceux de vos propos qui correspondent à la politique que vous conduisez effectivement : s’agit-il de votre part de promouvoir une Europe qui s’organise selon ses propres valeurs et qui les défend dans les enceintes internationales ou s’agit-il d’inscrire l’Europe dans un courant idéologique choisi délibérément ? L’observation des propositions que vous soumettez au Conseil des ministres et des positions que vous défendez au sein de l’OMC fournit la réponse.

Prenons deux dossiers concrets qui sont également deux dossiers majeurs : l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle (ADPIC) et l’accès aux médicaments d’une part ; l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) et la possibilité laissée aux pouvoirs publics de fournir des services répondant à des droits fondamentaux d’autre part. La question qu’il faut trancher est bien la suivante : dans ces deux domaines, l’Europe que vous représentez est-elle une partie du problème ou une partie de la solution ?



L’ADPIC et l’accès aux médicaments

En février 2000, devant la commission du Développement du Parlement européen, Peter Gakunu, au nom des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, dénonce l’incidence de l’ADPIC —  et de son volet relatif aux brevets  — sur le prix des médicaments, c’est-à-dire la mort, chaque année de 15 millions de personnes victimes de la tuberculose, du paludisme et du sida, dont 3 millions meurent faute d’avoir accès aux médicaments trop chers pour eux. Vous lui répondez, avec une brutalité qui m’a choqué comme elle a choqué ceux qui, dans le public, m’entouraient, que l’ADPIC n’a aucune incidence sur l’accès aux médicaments |6|. Deux semaines plus tard, devant la Haute Cour de Pretoria, commençait le procès intenté par 39 multinationales pharmaceutiques au gouvernement sud-africain en vue de faire abroger une loi qui, suite à la catastrophe sanitaire à laquelle ce pays est confronté, lève les droits des détenteurs de brevet et autorise la fabrication de médicaments génériques. Ce procès scandalise l’opinion mondiale. L’émotion est considérable. Au point que les 39 firmes retirent leur plainte. Et que vous éprouviez le besoin, de déclarer : « la santé doit passer avant le profit. » |7| Belle formule, il est vrai. Mais qui crée une nouvelle fois l’illusion sur l’Union européenne et les positions qu’elle défend.

Car votre conviction intime, Pascal Lamy, vous l’aviez exprimée en février. Et si le scandale provoqué par l’odieux de l’affaire de Pretoria vous amène à concéder qu’il y a effectivement une incidence de l’existence des brevets sur le prix des médicaments, il faut attendre 2002 pour vérifier de quelle manière vous en tirez les conséquences.

Entre-temps, un texte a été adopté sur le sujet lors de la conférence ministérielle de l’OMC qui s’est réunie à Doha. Le problème a été identifié et reconnu. Les ministres, et j’en conviens vous y avez contribué, ont formulé le vœu que l’ADPIC « n’empêche pas les Membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique » et ils ont affirmé que « ledit accord peut et devrait être interprété et mis en oeuvre d’une manière qui appuie le droit des Membres de l’OMC de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l’accès de tous aux médicaments. » Ils ont formé le vœu qu’aucune plainte ne soit déposée contre un pays qui, ayant une capacité de production pharmaceutique, aurait recours à la production de médicaments génériques sans le consentement du détenteur de brevet, ce qu’on appelle la “licence obligatoire”. Quelques pays sont concernés comme l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde ou la Thaïlande. Quant à l’immense majorité des pays frappés massivement par de nombreuses maladies mortelles et qui ne possèdent pas, chez eux, d’industrie pharmaceutique, ils devraient pouvoir importer des médicaments du pays où ils sont les moins chers sans l’accord du détenteur de brevet, procédé qu’on appelle “importation parallèle”. Mais sur ce point il n’y a pas eu d’accord à Doha et la question a été renvoyée à une négociation qui s’est terminée le 30 août 2003 sur un accord bien éloigné des promesses de Doha.

La négociation, qui a commencé en 2002, a vu l’Union européenne revenir sur la portée des termes adoptés à Doha. Elle s’est évertuée à restreindre la notion de pays ayant une capacité de production, de pays sans capacité de production, de situation de crise sanitaire grave et, longtemps, la discussion a porté sur une liste limitée de maladies méritant d’être soignées, les victimes d’autres maladies étant de facto condamnés à mort.

La Déclaration de Doha stipulait également que « chaque Membre a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées. » Elle ajoutait : « chaque Membre a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence. » Ces droits ont été niés dans l’accord intervenu. Ils ont été remplacés par une obligation de justifier le recours à la licence obligatoire ou à l’importation parallèle et par l’obligation de prouver l’existence d’une situation de crise.

Il ne suffit pas d’affirmer un droit ; encore faut-il le rendre applicable. Or les modalités de mise en œuvre de ce droit, telles qu’elles sont inscrites dans l’accord du 30 août 2003 sont extrêmement contraignantes et restrictives. Il est manifeste qu’entre le droit aux soins et le droit au profit, ce n’est pas au premier qu’on a donné la priorité absolue.

Tous les moyens à la disposition des pays riches ont été mobilisés pour imposer cet accord. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international sont intervenus auprès d’un certain nombre de gouvernements pour qu’ils renoncent à leur opposition. L’Union européenne, comme par hasard, le 21 août 2003, alors que les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) manifestaient leur désaccord sur les propositions américano-européennes, a décidé d’un programme d’assistance aux pays ACP pour les négociations commerciales d’un montant de 50 millions d’euros. En outre, l’Union européenne et les États-Unis ont pratiqué ce qu’ils appellent « l’offensive vers les capitales » : lorsque les délégués (les ambassadeurs) des pays du Sud à l’OMC, forcément rompus aux arcanes des négociations et donc moins aptes à s’en laisser compter, manifestent une résistance trop forte, les représentants des pays riches informent leur gouvernement (et, pour les pays européens, la Commission européenne) qu’il convient de s’adresser directement aux ministres du Sud dans leurs pays respectifs. Les ministres maîtrisent moins la technicité des dossiers et sont plus sensibles aux promesses comme aux menaces. Cette « offensive vers les capitales » vous l’aviez inaugurée, Pascal Lamy, avant la conférence ministérielle de Doha afin d’obtenir le soutien des pays du Sud aux propositions européennes ; vous l’avez répétée vers l’Afrique qui, particulièrement concernée par la question de l’accès aux médicaments, manifestait une résistance insupportable à vos yeux comme à ceux des Américains.

C’est la mort dans l’âme et les larmes aux yeux que des ambassadeurs africains à l’OMC ont, sur instruction de leur gouvernement, demandé à leurs collègues des autres pays du Sud de mettre fin à leur opposition aux propositions américano-européennes. Ces ambassadeurs, qui défendaient avec pugnacité les intérêts prioritaires de leur peuple, ont été lâchés par leurs propres gouvernements soumis à des pressions occidentales devenues intolérables.

Alors, l’Europe et la globalisation : une partie du problème ou une partie de la solution ?



L’AGCS

S’il est bien un sujet dans lequel, Pascal Lamy, vous excellez à dire la chose qui n’est pas, c’est celui des négociations sur la mise en œuvre de l’AGCS. Cet accord monstrueux, dont on veut croire qu’aucun parlementaire ne l’aurait ratifié si on lui avait détaillé son contenu, est emblématique du projet de société qui a inspiré les Accords de Marrakech. Il remet radicalement en cause le modèle de société qui a, peu à peu, émergé dans plusieurs pays d’Europe au prix de luttes sociales considérables. C’est un des instruments juridiques les plus puissants au service de l’idéologie de l’État minimum. Sa mise en œuvre est un de vos objectifs prioritaires et les gouvernements de l’Union vous ont, à ce sujet, confirmé leur soutien le 8 décembre dernier. Au Parlement européen, une majorité formée de chrétiens-démocrates, de libéraux et de sociaux-démocrates a fait de même en janvier de cette année.

Pour une large part, ce soutien résulte sans aucun doute de l’intense pression exercée sur les décideurs par le puissant lobby qu’est le Forum européen des services. Mais il est dû aussi à la présentation très orientée que vous faites des dispositions de l’AGCS.

Ainsi, vous vous efforcez de tromper gouvernements et parlementaires européens en affirmant que « les négociations sur la mise en œuvre de l’AGCS concernent le commerce des services et non la réglementation de ces services comme tels. Il s’agit de faciliter le commerce des services, ce qui n’a rien à voir avec la dérégulation, avec la libéralisation ou la privatisation. (...) Les services publics qui forment une partie des fonctions essentielles d’un gouvernement ne sont pas concernés par cet accord. » Cette argumentation, répétée à satiété, comporte trois contre vérités.

Affirmer que les négociations sur l’AGCS ne concernent pas la réglementation des services est en contradiction absolue avec l’article VI, § 4 de l’AGCS relatif aux "réglementations intérieures" (c’est-à-dire aux lois, arrêtés, décrets, règlements, procédures) qui institue un organe de l’OMC afin qu’il détermine les “disciplines”, c’est-à-dire les dispositions normatives considérées comme des "obstacles non nécessaires au commerce des services." Un groupe de travail à l’OMC est entièrement consacré à cette question de la réglementation des services. C’est d’ailleurs sur le bureau de ce groupe de travail que le 1er mai 2001 vous aviez fait déposer à l’OMC un document |8| qui va dans le sens de la mise en œuvre de cette disposition de l’AGCS. Belle illustration qu’entre ce que vous dites et ce que vous faites...

Affirmer que l’AGCS ne traite pas de la libéralisation des services, c’est miser sur la paresse des élus et des journalistes qui n’iront pas vérifier dans le texte même de l’AGCS ce qu’il en est. Toute la Partie IV (articles XIX, XX et XXI) de l’AGCS est consacrée, selon son intitulé, à la “libéralisation progressive” des services, l’article XIX, §1 indiquant clairement que l’objectif est "d’élever progressivement le niveau de libéralisation".

Affirmer que l’AGCS n’a rien à voir avec la privatisation des services, c’est dissimuler les effets mécaniques de la règle du traitement national (art. XVII, § 1). En effet, cette règle oblige chaque État à accorder aux fournisseurs de services étrangers un traitement identique à celui qu’il accorde à ses propres fournisseurs de services. Si la santé, les services sociaux, l’éducation ou la culture sont inscrits dans la liste des secteurs dont l’Union européenne impose la libéralisation dans le cadre de l’AGCS, chaque État devra accorder les mêmes interventions financières aux fournisseurs privés des autres pays de l’OMC que celles qu’il accorde à ses propres services dans ces différents secteurs. C’est budgétairement impossible et dans cette hypothèse les pouvoirs publics n’auront plus qu’une seule possibilité : se retirer, c’est-à-dire privatiser.

Affirmer, enfin, que l’AGCS ne concerne pas les services publics, c’est tout à la fois tromper sur la définition des services donnée par l’AGCS et profiter de l’opacité des négociations pour cacher ce que la Commission européenne réclame de certains pays. L’AGCS exclut de son champ d’application uniquement les « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », c’est-à-dire « tout service qui n’est fourni ni sur une base commerciale ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services. » |9| Dès qu’une même activité de service est rémunérée ou fournie par au moins deux fournisseurs (par exemple, un fournisseur public et un fournisseur privé), l’AGCS s’applique. Ce qui est bien évidemment le cas, dans la plupart des pays du monde, de la santé, de l’enseignement et de la culture et de bien d’autres activités de services qui correspondent à l’exercice de droits fondamentaux.

Preuve que l’AGCS a pour objet de privatiser les services publics, vous avez adressé des demandes de libéralisation de l’ensemble des services relatifs à l’eau de consommation et au traitement des eaux usées à 72 des 109 pays auxquels vous avez demandé de libéraliser un certain nombre de secteurs de services. Ces demandes concernent également les systèmes non lucratifs de distribution d’eau. Chaque fois, vous avez demandé que le pays s’engage à appliquer le traitement national et l’accès au marché pour la prospection, la protection et la gestion des nappes aquifères, la captation, la purification et le stockage de l’eau, sa distribution et le traitement des eaux usées. Tous les pouvoirs publics sont ciblés, de l’État central à la commune.

Illustrant votre mépris pour les choix démocratiques des peuples, vous avez spécifiquement demandé à des gouvernements de libéraliser le secteur de l’eau dans des pays où, sous la pression des habitants et des élus, un processus de libéralisation de l’eau engagé par le gouvernement a été, il y a peu, rejeté ou limité : Bolivie, Egypte, Panama, Paraguay.

Vous niez que l’accès libéralisé aux eaux souterraines ouvre la voie à la privatisation des nappes phréatiques. Pourquoi dès lors avoir demandé à Taiwan d’abroger sa loi interdisant à une société étrangère le droit de posséder des sources d’eau ? |10|

Bel exemple de votre double langage, avant que les 109 demandes soient divulguées, vous affirmiez : "les préoccupations selon lesquelles les prochaines négociations AGCS pourraient mettre en cause les dispositions relatives aux services publics... en forçant par exemple la privatisation de tels secteurs...n’ont aucune raison d’être" |11|. Or, sur les 72 pays visés par des demandes sur les services environnementaux, chaque fois que le service de distribution de l’eau est un service public, il fait l’objet d’une demande de libéralisation.

Alors, l’Europe et la globalisation : une partie du problème ou une partie de la solution ?

Chacun tirera de ce qui précède sa propre conclusion. Ma conviction est faite : l’Europe que vous incarnez, Pascal Lamy, n’est pas une communauté de valeurs ; c’est une communauté d’intérêts. L’Europe que vous représentez n’affirme pas un modèle alternatif au modèle individualiste, du chacun pour soi, en vigueur outre-Atlantique. Elle s’en rapproche au contraire chaque jour un peu plus. L’Union européenne telle qu’elle est et telle qu’elle agit, notamment par votre entremise, est un acteur décisif de la globalisation. Quand la lumière frappe vos actes Pascal Lamy, vos propos ne trompent plus. Et l’Europe apparaît sous son vrai jour : une partie du problème.

À nous, citoyennes et citoyens, de changer cela.

Raoul Marc Jennar

__________________
Notes

|1| Accords qui ont conclu le cycle de l’Uruguay Round et qui ont abouti à la naissance de l’OMC (ex-GATT) en 1994.

|2| L’Europe en première ligne, Paris, Seuil, 2002.

|3| Discours devant le TABD, Berlin, 29 octobre 1999.

|4| Discours devant le TABD, Bruxelles, 23 mai 2000.

|5| Discours devant le US Council for International in negotiations, Brussels, 1 July 2002, p.6.

|6| Parlement européen, commission du développement et de la coopération, séance du 21 février 2000.

|7| Libération, mars 2001.

|8| référencé S/WPDR/W14

|9| art. I, § 3, b et c