REUNION
DE LA DELEGATION DU JEUDI 19 OCTOBRE 2000
Politique commerciale
Audition de M. Pascal Lamy, commissaire
européen chargé du commerce
Politique commerciale
Audition de M. Pascal
Lamy, commissaire européen chargé du commerce
Compte rendu sommaire
Cette réunion s'est tenue
en commun avec la commission des Affaires économiques et du Plan et la
commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées.
M. Hubert Haenel :
Je suis particulièrement
heureux d'accueillir M. Pascal Lamy, commissaire européen chargé du
commerce, qui a bien voulu accepter que notre rencontre d'aujourd'hui se
déroule dans ce cadre presque solennel, qui rassemble la délégation pour
l'Union européenne, la commission des Affaires étrangères, et la commission des
Affaires économiques.
Monsieur le Commissaire, nous avons l'an dernier suivi avec grand intérêt - je
dirais même avec passion -, les travaux préparatoires à l'ouverture de la
Conférence de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) de Seattle. Ils n'ont
malheureusement pas permis d'emporter l'adhésion de tous les pays au principe
de l'ouverture d'un nouveau cycle de négociations, que l'Union réclamait
pourtant d'une seule voix. Mais le travail considérable que vous avez alors
accompli, et que plusieurs de nos collègues ont vu " in situ ",
a été remarqué, apprécié et salué. C'est même avec une certaine fierté que nous
avons pris connaissance, récemment, de votre classement en deuxième place du
palmarès de la Commission établi par les spécialistes des médias européens.
Depuis Seattle, la tension est retombée, l'émotion de l'opinion publique
également, mais cela ne signifie pas bien sûr que l'OMC ait cessé toute
activité. Nous sommes nombreux dans cette Assemblée à vouloir être informés des
suites qui seront apportées à ces discussions.
Pourriez-vous nous dire ce qu'il en est aujourd'hui ; si tout espoir d'un
nouveau cycle doit être abandonné ; s'il faut attendre des échéances
électorales américaines de novembre d'éventuels revirements de la part des
Etats-Unis ; si les rapprochements récemment opérés entre l'Union
européenne et l'Amérique latine sont susceptibles de modifier la donne ;
si la situation des pays en développement bénéficiera d'une meilleure prise en
compte...
J'ai bien conscience que nous n'épuiserons pas le sujet aujourd'hui, mais je
puis vous assurer que c'est avec la plus grande attention que mes collègues et
moi-même entendrons vos propos.
M. Pascal Lamy :
Je vous propose de
commencer par un bref propos liminaire précisant, en trois points rapides, les
éléments essentiels qui caractérisent le portefeuille du commissaire européen
chargé du commerce, et qui ne correspondent pas toujours à l'idée que je me
faisais de cette fonction avant d'en prendre la charge.
· Tout d'abord, comment peut-on définir la politique commerciale
extérieure de l'Union européenne ? Il s'agit de la recherche permanente
d'un compromis entre des intérêts et des valeurs, la partie
" intérêts " pesant très lourd dans notre action. Nos
intérêts sont tout à la fois offensifs et défensifs. Il est clair que depuis
vingt, trente ou quarante ans, nos intérêts sont devenus de plus en plus
offensifs car l'économie européenne est elle-même devenue de plus en plus
compétitive ; ses points forts se situent de plus en plus haut dans la
gamme des produits - je pense notamment aux nouvelles technologies, au
télécommunications, à l'aviation - et nous avons intérêt à prendre le plus
grand nombre de parts de marché.
Mais il nous reste aussi des intérêts défensifs, car l'Europe n'est pas
performante sur tous les segments de marché. Toutefois, les choses
évoluent ; même dans des secteurs fragilisés, comme le textile ou
l'habillement, nous avons acquis une vraie compétitivité, ce qui justifie un
comportement offensif. Par ailleurs, il faut bien mesurer les différences qui
existent entre Etats membres : il est clair que, en matière d'industrie
textile, la Suède ou le Portugal ne peuvent pas défendre tout à fait les mêmes
positions. Sur le plan défensif, la Commission gère donc aussi des instruments
de défense commerciale, anti-dumping ou anti-subvention.
Pour ce qui concerne nos valeurs, des arbitrages sont également
nécessaires. Ces valeurs reflètent d'abord ce qu'est aujourd'hui la civilisation
européenne dans ses préoccupations sociales, environnementales, d'équilibre des
conditions de vie, de sécurité alimentaire... Nous voulons projeter ce type de
valeurs, ce qui n'est pas toujours facile à expliquer au reste du monde.
Nous défendons aussi une certaine idée de l'aide à apporter aux pays en
développement. On peut débattre longtemps du point de savoir ce qui, de l'aide
au développement ou du commerce, est le plus performant ; à mon avis, le
volet commercial constitue un apport essentiel.
La troisième valeur à laquelle je songe est l'engagement traditionnel de
l'Union pour le multilatéralisme. Il est nécessaire de disposer, à travers le
monde, d'endroits où l'on négocie les règles. En réalité, vous voyez donc que
je ne consacre pas l'intégralité de mon temps de travail à la négociation
d'accords tarifaires.
· Deuxième point que je souhaitais évoquer : quel est le contexte
institutionnel, européen et mondial, de notre politique commerciale
extérieure ?
- Au niveau européen, les choses étaient parfaitement claires lors
de l'adoption du traité de Rome. La matière appartenait à la compétence
communautaire et se gérait à la majorité qualifiée. L'affaire s'est
singulièrement compliquée par la suite puisqu'au commerce des biens se sont ajoutés
l'échange de services et tous les aspects liés à la propriété intellectuelle.
La question de savoir s'il faut faire passer l'ensemble dans le système de la
majorité qualifiée est actuellement à l'ordre du jour de la Conférence
intergouvernementale ; mon sentiment est qu'on ne peut élargir l'Union
européenne en restant sur des positions d'adoption à l'unanimité. En matière de
propriété intellectuelle, par exemple, la règle de l'unanimité risquerait de
nous poser de sévères problèmes. Si l'Union continuait à ne réunir que quinze
pays, la situation actuelle serait gérable. Les Etats membres ont aujourd'hui
compris les impératifs de gestion économique dans un monde globalisé ; le
débat entre positions libérales et protectionnistes est désormais très dépassé.
- Au niveau international, le centre névralgique, c'est
l'Organisation mondiale du commerce, devenue véritablement une institution
voici cinq ou six ans, lorsqu'elle a succédé au GATT, en s'adjoignant un organe
de règlement des différends, ce qui constituait un saut qualitatif important.
Nous disposons désormais d'un tribunal qui reçoit des plaintes, qui peut
imposer des sortes d'astreintes, de compensations financières, comme ce fut le
cas dans les dossiers bananes ou viande aux hormones.
Mais l'OMC n'est pas encore une véritable institution internationale, elle
constitue en réalité une petite institution en dépit du nombre élevé de ses
membres, plus de 130. Les règles sont telles qu'il n'y existe pas de système de
délégation de pouvoir, chaque Etat membre peut s'opposer à l'examen de toute
décision.
· En troisième volet de mon propos, je voulais évoquer plus précisément
les trois niveaux d'application de cette politique commune :
- Le cadre multilatéral, qui représente notre axe d'intervention préféré ;
d'où notre intérêt pour le lancement d'un nouveau cycle de négociation. Certes,
ce souhait est motivé par la nécessité qui est la nôtre d'accéder à de nouveaux
marchés, mais il faut aussi que le modèle que nous projetons soit rendu plus visible
vis-à-vis des opinions. La globalisation de l'économie pose des problèmes à
certains de nos concitoyens. Notre réponse politique consiste à ne pas
diaboliser cette globalisation, en soulignant qu'elle n'a pas pour but
d'écraser les identités nationales. Il faut en conserver les effets positifs et
imposer une règle du jeu internationale. A l'évidence, le commerce est une
activité visible, toutes ces questions ont un certain poids dans les débats
politiques nationaux. L'effort de régulation doit être conduit et marqué de
notre empreinte ; or, certains acteurs sont plus libéraux ou plus
planificateurs que nous ne le sommes : il convient de trouver un point
d'équilibre acceptable.
Pour ce qui est du nouveau cycle de négociations, il faut bien dire que les
choses n'ont pas beaucoup avancé depuis Seattle, mais elles ont mûri dans les
conversations Nord/Nord et Nord/Sud. Ce n'est pas encore suffisant toutefois,
car il est aujourd'hui plus difficile encore d'obtenir ce nouveau cycle :
Seattle nous oblige à obtenir un consensus plus fort, un second échec n'est pas
envisageable. A nous de faire comprendre aux pays en voie de développement
qu'il ne s'agit pas de créer une machine de guerre contre leurs intérêts ;
des progrès ont d'ailleurs déjà été réalisés dans ce sens.
Avec les Etats-Unis, la pierre d'achoppement demeure sur le dossier agricole,
mais l'équilibre est meilleur. Toutefois, aucune décision n'est à envisager
dans cette période pré-électorale. Je m'attends à plusieurs mois de
négociations avant d'espérer aboutir.
- L'intégration régionale commerciale : l'Union européenne
défend la thèse suivant laquelle l'échelon régional constitue le niveau adéquat
de régulation, vu les conditions d'ouverture commerciale actuelles. J'évoquerai
l'exemple du Mercosur ou de l'Asean : il est plus facile d'appréhender les
problèmes au niveau régional que mondial. Ceci explique que l'Union ait observé
la même démarche lors du renouvellement des accords de Lomé.
- Le niveau bilatéral : il demeure des domaines où il est
nécessaire de renforcer certains liens dans le cadre de relations bilatérales.
Ce fut le cas avec le Mexique, c'est aussi en cours avec l'Egypte. A ce niveau,
la gestion des relations est plus fine et s'effectue au jour le jour. Je vous
rappelle l'existence d'une base de données à Bruxelles retraçant l'ensemble des
obstacles au commerce répertoriés.
En guise de conclusion, je vous dirais qu'il s'agit, en définitive, d'un
portefeuille plus politiquement exposé que je ne l'aurais pensé. Cela tient à
l'évolution du commerce mondial, bien sûr, mais c'est également un sujet
particulièrement sensible pour les opinions publiques et il ne se passe pas une
semaine sans que j'aie à évoquer ces questions avec des organisations non
gouvernementales.
M. Xavier de
Villepin :
Votre propos m'amène à
poser deux questions relatives respectivement à l'Amérique latine et à l'Asie,
plus spécifiquement la Chine, car il est exact que les problèmes d'intégration
régionale sont devenus extrêmement importants.
En Amérique latine, il existe déjà un accord entre certains pays américains,
l'Alena, qui a contribué à réduire grandement nos parts de marché dans cette
zone, notamment au Mexique lorsqu'il l'a rejoint. Sachant que les Etats-Unis
envisagent l'extension de cet accord jusqu'à la Terre de feu, qu'adviendra-t-il
alors de nos débouchés commerciaux ? Il est vrai que l'on observe,
semble-t-il, des résistances à ce projet en Amérique du Sud, mais vont-elles
perdurer ?
En Asie, l'intégration régionale est moins forte, l'Asean ne constituant pas un
modèle très performant. Mais, pour ce qui concerne la Chine, je crois savoir
que son intégration effective à l'OMC n'est pas si facile, qu'elle émet
certaines réserves qui pourraient être acceptées par les Etats-Unis. Qu'en
est-il exactement ?
M. Jean
François-Poncet :
Le coeur des préoccupations
commerciales extérieures de l'Union se situe aux Etats-Unis. Quelles sont les
perspectives des relations commerciales transatlantiques ?
Des contentieux sont en cours à l'OMC ; nous en avons perdu certains ;
nous avons obtenu gain de cause pour d'autres, et nous avons été autorisés à
imposer des sanctions que vous avez décidé de ne pas mettre en oeuvre. Pour
quels motifs ?
Par ailleurs, le nouveau cycle de négociations n'ayant pas été lancé, que devient
le mandat que vous avaient confié les Etats membres ? Où en sont les
négociations concernant l'agriculture et les services actuellement en cours à
Genève ? N'y a-t-il pas là une contradiction avec notre volonté de
recourir à un cadre global ? Doit-on s'attendre à des contentieux avec les
Etats-Unis sur la question aéronautique des gros porteurs ?
M. Michel Souplet :
J'ai suivi, depuis les
années 1950, l'évolution de l'Europe, particulièrement dans ses aspects
agricoles. Aujourd'hui, le monde agricole s'inquiète au moins pour deux motifs.
D'abord, rappelons que la réforme de la PAC a bien fonctionné en Europe, les
agriculteurs l'ont acceptée. Nous abordons maintenant une seconde étape :
celle de l'application de l'Agenda 2000 adopté pour la période 2000-2006.
Or, la Commission vient de décider de limiter à deux ans le régime particulier
applicable au sucre, en contradiction avec les décisions politiques prises à
Berlin. Depuis quinze ans, le prix du sucre a baissé de 36 %, il est
impossible de s'aligner sur le cours mondial sans contrepartie.
Ma deuxième préoccupation se rapporte aux aides américaines à
l'agriculture. Celles-ci sont passées de 5 milliards de dollars en 1996-1997 à
21 milliards de dollars aujourd'hui. Je crois vraiment que l'Europe n'a pas
de leçons à recevoir en la matière. J'étais, voici peu de temps, en
Pologne ; nous connaissons le désir d'adhésion des PECO et leur demande
d'assistance financière, surtout en faveur de l'agriculture. Or, compte tenu
des bouclages budgétaires déjà effectués, comment envisage-t-on de les aider
sans augmenter le budget ?
M. Robert Del Picchia :
Le commerce est une
activité visible, vous l'avez dit. Toutefois, il semble que le problème soit
différent pour ce qui concerne les échanges par Internet pour lesquels aucune
règle commerciale internationale n'existe, alors même qu'ils sont appelés à un
très grand développement. La question se pose dans les mêmes termes en matière
de propriété intellectuelle et industrielle. Disposez-vous d'un mandat de la
Commission pour négocier un statut applicable au commerce par téléchargement de
films, d'oeuvres musicales, de plans d'architecte... ?
M. Aymeri de
Montesquiou :
J'ai beaucoup apprécié le
caractère pragmatique de votre propos. L'accès aux marchés est essentiel, mais
il faut également accepter le principe de la négociation, donc envisager de
perdre des parts de marché pour certains produits. Vous avez besoin pour cela
du soutien de l'opinion publique. Or, lorsque je me suis rendu à Seattle
pour l'ouverture de la Conférence, j'ai posé à M. Huwart, ministre du
commerce extérieur, la question de savoir s'il pensait que nos concitoyens
approuvaient l'existence de l'OMC. Pour ma part, je n'en suis pas certain, il
suffit d'observer les succès d'estrade de José Bové. Le bilan de l'OMC est plus
mitigé que ce que vous nous en avez dit : certains secteurs - la
chaussure... -, certains produits - la viande de mouton... -
en font les frais.
J'en conclus donc que vous avez deux actions à mener : l'une, à
l'intérieur de l'Europe, pour rassurer les opinions, l'autre à l'extérieur,
pour faire en sorte que l'OMC n'ait pas pour effet d'appauvrir les plus pauvres
et d'enrichir les plus riches - ce qui semble être le cas pour l'instant.
Je reviens d'une mission d'étude en Bulgarie et je suis resté sidéré de sa
candidature à l'OMC, qui, si elle aboutissait maintenant, aurait pour
conséquence immédiate de dévaster son économie naissante.
M. Guy Penne :
Je vais être taxé de
provocation en abordant ici la question de l'Afrique. La chute du mur de Berlin
voici dix ans y a eu pour répercussion des progrès démocratiques réels mais
aussi un effondrement économique. Depuis cinq ans, avec l'OMC, la situation ne
s'est pas améliorée, bien au contraire.
Pourriez-vous nous préciser si les exceptions aux règles de l'OMC, nécessaires
pour les nouveaux accords de Lomé, ont des chances d'être accordées ?
M. Michel
Caldaguès :
Je vais m'éloigner du point
central de votre propos pour aborder la question de l'euro. Voici quelques
années, lors de la discussion du traité de Maastricht, j'avais posé à Sir Leon
Brittan la question de savoir ce qu'était une monnaie forte. Il m'avait répondu
que c'était une monnaie qu'il aurait envie de détenir. Ma préoccupation est
donc la suivante : est-il concevable qu'une monnaie soit à la fois assez
forte pour constituer une monnaie de réserve et assez faible pour favoriser le
commerce extérieur ? Le dollar a prouvé, par le passé, que la chose était
réalisable. Qu'en est-il, à votre sens, pour l'euro ?
M. Jean-Pierre Raffarin :
Je résisterai à la
tentation d'évoquer le problème du cognac, après celui du sucre. Néanmoins, il
semble que l'Union européenne se montre, depuis quelque temps, bien moins
vigilante que par le passé sur la protection des appellations contrôlées. Qu'en
est-il exactement ?
Par ailleurs, pourriez-vous nous dire quelle est la place de la Turquie dans la
stratégie commerciale de l'Union ?
M. Hubert
Durand-Chastel :
J'observe que les
Etats-Unis affichent un déficit commercial considérable, malgré une économie
dynamique et un dollar fort. N'y a-t-il pas là quelque contradiction ?
M. Hubert Haenel :
Au nom de deux de nos
collègues retenus en séance publique, MM. Jean Bizet et Marcel
Deneux, je vous demande également de nous dire si la Commission est bien dans
son rôle lorsqu'elle propose la réforme de l'OCM Sucre.
M. Pascal Lamy :
Pour ce qui concerne
l'Alena, je ne puis
que donner raison à M. de Villepin ; dans un premier temps, les
produits européens ont souffert d'un effet d'éviction. C'est justement pourquoi
nous avons entrepris la conclusion de cet accord de libre-échange avec le
Mexique et je suis certain qu'il permettra un rétablissement de la situation
européenne.
Il existe bien un projet de libre-échange transaméricain, lancé par les Etats-Unis,
qui devrait aboutir en 2004-2006. La négociation sera difficile, mais le
projet est sur les rails. Si l'Union ne réagit pas, elle en supportera les
conséquences négatives à terme car nous risquons de souffrir du même phénomène
d'éviction ; d'où notre proposition de rapprochement avec le Mercosur et
avec le Chili. Compte tenu des intérêts économiques considérables dans cette
zone, cette démarche était indispensable. Notre interlocuteur premier est ici
le Brésil. Il faut bien réaliser que nous demanderons à ces partenaires des
efforts importants que nous n'obtiendrons pas si, dans le même temps, la PAC
n'évolue pas. Il y a là un problème politique qu'il nous faudra résoudre.
L'entrée de la Chine à l'OMC a été négociée en bilatéral, comme c'est la
règle, sachant que les avantages consentis à chaque partenaire sont étendus aux
autres. Comme nous, les Etats-Unis se heurtent à deux types de problèmes avec
la Chine. D'abord, pour ce qui concerne la partie bilatérale de nos accords,
les responsables chinois semblent traîner les pieds ; j'ignore si c'est
tactique ou s'ils rencontrent de réelles difficultés. Ensuite, pour ce qui
concerne la négociation multilatérale, nous rencontrons encore des difficultés,
par exemple pour l'application du régime des règles de certification, qui est
encore dual en Chine puisqu'il comporte un volet applicable aux importations et
un autre destiné aux productions locales, ou bien encore pour appliquer la
règle suivant laquelle les engagements commerciaux futurs doivent être justiciables
devant les tribunaux, ce qu'ils ont du mal à accepter. J'ai toutefois le
sentiment que la négociation va aboutir. Je serai à Pékin dans les jours qui
viennent pour le sommet UE-Chine.
A propos des relations transatlantiques, je soulignerai d'abord que les
Américains et les Européens ont tout pour défendre la même stratégie de moyen
terme : nos économies se ressemblent, les relations que nous entretenons
avec nos opinions publiques aussi, les critiques entendues sur la globalisation
de l'économie sont identiques, de même que notre conception du
" business " - même si le système américain est un peu
plus privatisé que le nôtre. Nous avons des intérêts similaires, mais une
culture différente : nous sommes rompus à une certaine gymnastique sociale
que les Etats-Unis n'ont jamais pratiquée ; eux ont du mal à admettre
qu'ils ne soient pas les décideurs en toute chose, d'autant plus que c'est le
Congrès qui dispose du privilège de donner mandat à l'administration de
négocier, avec toutes les difficultés de " fast-track " qui
en découlent. Mais, depuis les accords de Marrakech, les choses ont grandement
évolué, les Etats-Unis se sont rodés au nouveau système OMC.
Pour ce qui concerne nos relations bilatérales, je ne peux nier que le
dispositif de règlement des différends fait perdre beaucoup de temps :
tous les contentieux actuels sont en réalité très anciens, qu'il s'agisse de la
banane, de la viande aux hormones ou du système américain de subvention à
l'exportation qui date de 1971. Nous devons gérer cela de manière à éviter
d'accroître les tensions. C'est la raison pour laquelle j'ai défendu l'idée de
reporter, pour l'heure, l'imposition de sanctions à laquelle nous étions
pourtant autorisés, afin de laisser aux Américains le temps d'adopter une
nouvelle législation. J'ai donc souhaité demander au panel une validation du
mécanisme de sanctions que l'Union mettra en oeuvre avant que celles-ci
n'entrent en application. Nous avons ainsi défendu nos intérêts et protégé tous
nos droits. Cela dit, il faut savoir que le volume concerné par les contentieux
représente environ 0,50 % seulement de notre commerce avec les Etats-Unis,
mais je conviens qu'il représente la partie visible de l'iceberg.
Pour la PAC, nous avons un combat à mener sur le plan international, qui
n'est pas gagné pour l'instant, et qui relève du domaine théorique : il
nous faut faire admettre que l'agriculture n'est pas un produit comme les
autres. Certains de nos interlocuteurs - le groupe de Cairns, par
exemple - le comprennent mal. Nous touchons là le grand débat sur la
multifonctionnalité de l'agriculture. On peut gagner ce combat, car nous
disposons d'alliés objectifs en Asie ou dans le tiers-monde et ce point fait
l'unanimité au sein de l'Union.
La deuxième étape est plus complexe : qui doit payer cette
multifonctionnalité, puisqu'on admet la sous-compétitivité de l'agriculture ou
le fait que la rémunération du service effectif n'est pas acquittée par le
marché. Plusieurs solutions sont envisageables : le consommateur ou le
contribuable. L'une des bonnes orientations est à mon sens de passer du premier
au second et d'aller vers un volume d'aides découplé de la production. Je
m'explique : faire en sorte que les plus compétitifs s'arrangent avec le
marché et que seuls les plus fragiles disposent de mécanismes de soutien.
Pour le dossier du sucre, il est vrai que les décisions prises à Berlin
encadrent le budget communautaire jusqu'en 2006, hors élargissement.
Ce dernier aura des répercussions mécaniques sur l'organisation commune
des marchés, nous le savons, et en particulier sur celui du sucre lorsqu'il
faudra tenir compte du prix de ce produit en République tchèque ou en Pologne,
par exemple. En outre, le secteur sucrier est tout à la fois agricole et
industriel, ce qui ne simplifie pas les choses. Il se trouve que l'OCM sucre
venait à échéance : elle a été négociée en 1995 pour cinq ans et expire à
la fin de cette année. Ce n'est donc pas la Commission qui a décidé
arbitrairement d'exhumer ce dossier. Nous avons donc proposé de le prolonger à
l'identique pour deux ans seulement, avant d'aviser par la suite. Les
modifications présentées sont marginales. Cela dit, il ne s'agit que de
propositions faites par la Commission, suivant une procédure normale ; le
Conseil et le Parlement européen prendront leur décision librement.
Pour ce qui concerne les Etats-Unis, j'ai toujours pensé que l'on pourrait
trouver un accord sur les problèmes agricoles, car ils y consacrent un volume
d'aide tout à fait équivalent au nôtre, rapporté au produit national brut. Le
débat porte sur les modalités, pas sur le volume ; il est de nature
technocratique. Il faut toutefois admettre que, psychologiquement, leur
démarche a été mieux comprise que la nôtre, d'où l'importance pour l'Europe de
gagner sur la question de la multifonctionnalité.
Pour les échanges par Internet, ce n'est pas l'anarchie, du moins sur le
plan de la réglementation internationale qui impose la " neutralité
technologique " ; quel que soit le mode de vente utilisé, les
dispositions tarifaires sont en effet les mêmes. En revanche, il est vrai que
l'aspect " normes " reste variable, pour ce qui concerne la
transmission de données ou la réglementation relative à la vie privée par
exemple, et qu'il faudra bien, un jour prochain, organiser ce point. En outre,
il existe un vrai problème à propos de la taxation nationale. Notre sentiment
est que la vente par Internet doit intégrer la taxation intérieure, pour
qu'elle ne soit pas injustement favorisée.
Je me pose les mêmes questions que M. de Montesquiou sur les gains et
les pertes résultant de la globalisation de l'économie. Toutefois, je crois
vraiment que le commerce international n'est pas un jeu à somme nulle. Les
pertes des uns ne font pas les gains des autres et réciproquement : le
développement des échanges, c'est des gains pour tous. Nous devons effectuer un
gros travail pédagogique à propos de l'OMC, pour convaincre une opinion
publique peut-être plus préoccupée encore en France que dans les autres pays.
D'ailleurs, j'ai tendance à penser que José Bové, de même que les ONG parties
au débat, posent aussi de vraies bonnes questions.
La crainte de l'appauvrissement des plus pauvres constitue un réel débat, même
si, après réflexion, je crois que les avantages de l'OMC l'emportent dès lors
qu'on réalise l'effort de gouvernance nécessaire. Finalement, pour éviter des
injustices, la seule réponse constructive est de produire des règles du jeu,
c'est-à-dire encore plus d'OMC.
Il est vrai que des effets dévastateurs peuvent se produire sur l'économie des
pays en voie de développement, même si les causes premières de cette situation
ne résident pas à l'OMC. C'est pourquoi la Commission propose que l'Union
accepte, sans limites quantitatives, tous les produits importés des
quarante-neuf pays les plus pauvres de la planète. C'est là un bon exemple de
point de rencontre entre nos intérêts et nos valeurs.
Quant à l'Afrique, ce n'est pas la libéralisation commerciale qui est à
l'origine de ses difficultés aujourd'hui. Nous avons renouvelé les accords de
Lomé à Cotonou récemment - non sans mal, d'ailleurs. Ils supposent en
effet l'obtention de dérogations à l'OMC, que nous obtiendrons. Le régime est
en place et il fonctionne.
Monsieur Caldaguès, dans mes fonctions, je n'ai pas besoin de l'euro pour faire
du commerce...
M. Michel
Caldaguès :
... J'observe que les
commissaires européens parlaient beaucoup plus de l'euro avant qu'il n'existe
que depuis lors !
M. Pascal Lamy :
Cela me semble normal, il
fallait accompagner sa naissance. Finalement, l'euro et l'Europe, c'est
un peu comme le promeneur et son chien : l'un est parfois devant ou
derrière l'autre, mais ils rentrent ensemble à la maison. L'euro est parti de
très haut début 1999, il est aujourd'hui en dessous de ce que justifierait
l'état de l'économie européenne, mais je n'ai aucun doute sur le moyen terme.
Rappelons-nous le dollar voici quelques années. Le fait important est que le
taux de change est beaucoup moins sensible aujourd'hui, en monnaie unique,
qu'il ne l'était vis-à-vis des différentes devises nationales : nous avons
désensibilisé nos économies au problème des taux de change à hauteur des deux
tiers.
Je connais bien les problèmes du cognac et il ne se passe pas une semaine sans
que je m'en préoccupe. M. Raffarin a raison d'insister sur la nécessaire
défense des appellations contrôlées. La seule manière d'agir est de
sortir avant l'élargissement de l'Union cette question du vote à l'unanimité.
Pour la Turquie, nous sommes en union douanière depuis des années et
nous n'avons aucun problème de politique commerciale avec ce partenaire, hormis
quelques petites tensions ponctuelles.
M. Durand-Chastel évoquait la contradiction résultant d'un dollar élevé
et d'un déficit commercial important aux Etats-Unis. Je ne suis pas certain
qu'il y ait là contradiction. Le déficit américain est passé de 100 à
400 milliards de dollars en cinq ans. Cela permet aux Etats-Unis
d'exporter leurs tensions inflationnistes. C'est un problème de balance des
paiements, pas un problème commercial, qui interférera à terme avec le niveau
du dollar. J'en tire pour leçon qu'il était bien nécessaire de créer l'euro.
Par le passé, les Etats-Unis empruntaient en dollars chers et remboursaient en
dollars faibles, ce qui est une tactique simple et payante. Lorsque l'euro sera
vraiment établi comme une monnaie internationale - et il en a la
capacité -, ce phénomène ne se produira plus.