Appel pour une école démocratique |
Par Nico Hirtt
Origine du document : http://users.skynet.be/aped/Analyses/Articles2/Europe.html
Avant le traité de Maastricht, l’Union européenne ne s’occupait guère
d’éducation. Mis à part l’enseignement professionnel, les autres formes
d’enseignement relevaient strictement de la compétence des Etats-membres. Avec
la signature de l’Acte unique en 1986 et l’entrée en vigueur du traité de
Maastricht en 1992, les choses vont rapidement changer. L’article 149 de l’Acte
unique européen stipule que « La Communauté contribue au développement d’une
éducation de qualité » mais toujours en « respectant pleinement la
responsabilité des Etats membres pour le contenu de l’enseignement et
l’organisation du système éducatif ». Dix ans plus tard, force est de
reconnaître que la Commission européenne joue désormais un rôle majeur dans la
définition et la promotion d’une politique éducative commune. Un rôle largement
supérieur à ce que prévoit l’article 149.
Si l’on veut situer et
dater la naissance d’une politique éducative commune en Europe, ce n’est pas
vers la Commission européenne, ni vers le Conseil des ministres, encore moins
vers le Parlement européen qu’il faut tourner nos regards, mais plutôt en
direction du puissant lobby patronal de la Table Ronde Européenne des
industriels (ERT). Créé en 1983, ce groupe de pression rassemble une quarantaine
des plus puissants dirigeants de l’industrie européenne, tels Peter Brabeck
(Nestlé), Paolo Fresco (Fiat), Leif Johansson (Volvo), Thomas Middelhoff
(Bertelsmann), Peter Sutherland (BP) ou Jürgen Weber (Lufthansa). Leur travail
commun consiste à analyser les politiques européennes dans divers domaines et à
formuler des recommandations correspondant à leurs visées stratégiques.
Fin
1989, un « groupe de travail éducation » de l’ERT publie un rapport intitulé «
Education et compétence en Europe ». Ce sera le premier d’une longue série de
documents affirmant « l’importance stratégique vitale de la formation et de
l’éducation pour la compétitivité européenne » et prônant « une rénovation
accélérée des systèmes d’enseignement et de leurs programmes ». On y lit
notamment que « l'industrie n'a qu'une très faible influence sur les programmes
enseignés », que les enseignants ont « une compréhension insuffisante de
l'environnement économique, des affaires et de la notion de profit » et qu’ils «
ne comprennent pas les besoins de l'industrie » [ERT 1989]. Pourtant, insiste la
Table Ronde, « compétence et éducation sont des facteurs de réussite vitaux ».
En conclusion, le lobby patronal suggère de « multiplier les partenariats entre
les écoles (et) les entreprises ». Il invite les industriels à « prendre une
part active à l’effort d’éducation » et demande aux responsables politiques «
d’associer les industriels aux discussions concernant l’éducation » [ERT
1995].
La Table Ronde regrette également que « dans la plupart des pays
d’Europe, les écoles (soient) intégrées dans un système public centralisé, géré
par une bureaucratie qui ralentit leur évolution ou les rend imperméables aux
demandes de changement émanant de l’extérieur » [ERT 1995]. Les employeurs
réclament des travailleurs « autonomes, capables de s’adapter à un changement
permanent et de relever sans cesse de nouveaux défis » [ERT 1995].
« Il n'y a
pas de temps à perdre », dit encore la Table Ronde. « La population européenne
doit s'engager dans un processus d'apprentissage tout au long de la vie » et, à
cette fin, « il faudra que tous les individus qui apprennent s'équipent d'outils
pédagogiques de base, tout comme ils ont acquis une télévision » [ERT
1997].
Avec une décennie de recul, l’émergence d’initiatives visant à «
harmoniser » les politiques d’enseignement en Europe, et émanant essentiellement
de la Commission européenne, apparaît comme la mise en application progressive
des volontés formulées dès 1989 par l’ERT.
En 1992, l’article 126 du
traité de Maastricht accorde pour la première fois des compétences en matière
d’enseignement à la Commission européenne. On crée à cette fin la DGXXII, la
Direction générale de l'Education, de la Formation et de la Jeunesse, dirigée
par la socialiste française Edith Cresson. Il s'agit en quelque sorte du «
ministère » européen de l’Education. Mme Cresson met rapidement en place un «
groupe de réflexion sur l’Education et la formation » sous l’égide du professeur
Jean-Louis Reiffers. Après avoir participé directement à l’élaboration du Livre
Blanc « Enseigner et apprendre : vers la société cognitive », ce groupe finalise
ses propres recommandations en 1996. On y lit que « c’est en s’adaptant aux
caractères de l’entreprise de l’an 2000 que les systèmes d’éducation et de
formation pourront contribuer à la compétitivité européenne et au maintien de
l’emploi. » [REIFFERS 1996]. Des initiatives comme les programmes Socrates et Da
Vinci, ou le plan d’action « Apprendre dans la société de l’information »
(visant à intégrer les technologies de l’information et de la communication dans
l’enseignement européen) constituent les premiers pas vers la mise en œuvre
d’une politique européenne d’enseignement. Mais c’est avec l’arrivée de Viviane
Reding à la Commission, en 1999, que les choses vont s’accélérer et que l’on va
réellement passer de la phase de réflexion à celle de l’harmonisation.
Au
sommet de Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000, les ministres nationaux de
l’Education ont officiellement avalisé les projets concoctés par mesdames
Cresson et Reding. Nom de code : « e-Learning ». Pour l’occasion, on a
rassemblé, outre les 15 pays membres de l’Union européenne, les trois pays de la
Zone de libre échange européenne et les 13 candidats à l’entrée dans l’Union.
L’initiative « e-Learning » vise à « mobiliser les communautés éducatives et
culturelles ainsi que les acteurs économiques et sociaux européens afin
d'accélérer l’évolution des systèmes d’éducation et de formation ainsi que la
transition de l’Europe vers la société de la connaissance » [CCE 2001].
En
application des décisions de Lisbonne, la Commission a publié en octobre 2000
son « Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie » [CCE
2000-b]. Lors du sommet de Lisbonne, le Conseil européen avait également invité
le Conseil des ministres de l’Éducation « à entreprendre une réflexion générale
sur les objectifs concrets futurs des systèmes d'enseignement, axée sur les
préoccupations et les priorités communes ». Sur base de contributions des États
membres et après discussion d’un premier projet de texte au Conseil « Éducation
» du 9 novembre 2000, la Commission a publié, fin janvier 2001, le texte
stratégique « Les objectifs concrets futurs des systèmes d'éducation » [CCE
2001].
L’idée maîtresse, l’idéologie fondatrice de cette politique
éducative commune est résumée comme suit dans la plupart de ces documents : «
l'Union européenne se trouve face à un formidable bouleversement induit par la
mondialisation et par les défis inhérents à une nouvelle économie fondée sur la
connaissance ». Dès lors, l’enseignement européen doit se plier à un « objectif
stratégique » majeur : aider l’Europe à « devenir l’économie de la connaissance
la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance
économique durable » [CCE 2001].
Les axes principaux du discours européen sur l’éducation peuvent se résumer
en quelques mots: compétences, apprentissage tout au long de la vie, TIC,
dérégulation, lien avec les entreprises, diversification, harmonisation,
mobilité, citoyenneté, lutte contre l’exclusion. Détaillons cela à la lumière
des principaux documents européens.
Compétences
S’agissant des
contenus à enseigner, le rôle premier de l’école, disent les autorités
européennes, n’est plus de transmettre des savoirs, mais plutôt d’assurer
l’accès à des compétences. Il s’agit, comme le souligne en 1997 le Conseil
européen réuni à Amsterdam, « d’accorder la priorité au développement des
compétences professionnelles et sociales pour une meilleure adaptation des
travailleurs aux évolutions du marché du travail » [CCE 1997].
L’accent est
mis, plus particulièrement, sur les compétences « pluridisciplinaires » ou «
transversales » ainsi que sur les compétences « sociales ».
Ainsi, lorsque
les conclusions du Conseil européen de Lisbonne évoquent les « nouvelles
compétences de base » que sont les compétences en technologies de l'information,
la maîtrise de langues étrangères, une culture technologique, l'esprit
d'entreprise et des aptitudes sociales, c’est pour ajouter aussitôt qu'il « ne
s'agit pas d'une liste de sujets ou de disciplines comme nous en avons connu à
l'école ou par la suite » mais bien de « vastes domaines de connaissances et de
compétences, tous interdisciplinaires » [CCE 2000-b]. Le même document précise
également quelles sont les compétences sociales (« confiance en soi,
indépendance, aptitude à prendre des risques ») et les compétences relatives à
l'esprit d'entreprise (« capacité de l'individu à se dépasser au plan
professionnel », « aptitude à diversifier les activités d'une entreprise
»).
Apprendre tout au long de la vie
La compétence la plus
souvent citée, et qui fait depuis la fin des années 90 l’objet de toutes les
attentions de la DGXII, c’est la capacité d’apprendre tout au long de la vie. «
La notion d'éducation et de formation tout au long de la vie n'a plus une portée
restrictive; il doit désormais s'agir du principe régissant l'offre et la
participation, quel que soit le cadre d'apprentissage considéré ». [CCE 2000-b]
Ceci implique une redéfinition des missions de l’enseignement de base : «
Une éducation de base de qualité pour tous, dès le plus jeune âge, constitue un
préalable essentiel. L'éducation de base, suivie par une éducation et une
formation professionnelles initiales, devrait permettre à l'ensemble des jeunes
d'acquérir toutes les nouvelles compétences fondamentales requises dans une
société fondée sur la connaissance. Elle devrait également leur "apprendre à
apprendre" et leur donner une image positive de la formation ». [CCE
2000-b]
Cette adaptation des systèmes d'éducation « à un monde où l'éducation
et la formation se poursuivent tout au long de la vie » est aujourd’hui
qualifiée de « plus important des défis auxquels tous les États membres sont
confrontés » [CCE 2001].
Initiation aux TIC
Une autre
compétence cruciale, qui apparaît avec une force croissante dans le discours
éducatif européen à partir du milieu des années 90, c’est « l’alphabétisation
numérique ». L'Europe, écrit la Commission, doit « accélérer l'entrée de ses
écoles et lieux d’apprentissage dans l'ère numérique » [CCE 2000-a]. Le sommet
européen de Lisbonne, en 2000, fut largement consacré à cet objectif désormais
désigné du terme « e-learning ». Les conclusions du sommet réclament d’urgence «
un effort d’équipement en ordinateurs multimédia des écoles, un effort de
formation des enseignants européens aux techniques numériques, le développement
de services et logiciels éducatifs européens et l’accélération de la mise en
réseau des écoles et des formateurs » [Communiqué de presse CCE, 9 mars
2000].
Dérégulation, autonomie
S’agissant des structures et
modes de gestion des sytèmes d’enseignement, la Commission plaide, depuis plus
de dix ans, la cause d’une profonde dérégulation : « La question centrale,
écrit-elle en 1995, est d'aller vers une plus grande flexibilité de l'éducation
et de la formation, permettant de prendre en compte la diversité des publics et
des demandes. C'est sur un tel mouvement que doit, en priorité, s'engager le
débat à l'intérieur de l'Union » [CCE 1995]. Depuis le début des années 90,
l’Union européenne stimule et soutient donc les initiatives nationales visant à
« déréglementer » les systèmes d’enseignement, à remplacer l’Ecole publique
gérée centralement par des réseaux d’établissements autonomes en situation de
forte concurrence mutuelle. « Les systèmes les plus décentralisés, explique en
effet la Commission, sont ceux qui sont les plus flexibles, qui s’adaptent plus
vite et qui permettent de développer de nouvelles formes de partenariat » [CCE
1995].
Liens avec l’entreprise
Les partenariats dont il vient
d’être question sont, entre autres, ceux que l’école devrait nouer, selon la
Commission, avec les milieux des entreprises. « Les établissements scolaires,
les centres de formation et les universités doivent être ouverts sur le monde:
il convient de resserrer leurs liens avec l'environnement local, avec les
entreprises et les employeurs plus particulièrement, afin d'améliorer leur
compréhension des besoins de ces derniers et d'accroître ainsi l'employabilité
des apprenant. » [CCE 2001] A Lisbonne, il fut décidé de « mettre en place entre
les écoles, les centres de formation, les entreprises et les établissements de
recherche des partenariats pour l'acquisition des connaissances qui soient
profitables à tous » [Présidence du Conseil européen, 2000]. Le Livre Blanc de
1993 sur la compétitivité et l’emploi suggérait même de développer des incitants
fiscaux et légaux afin d’encourager le secteur privé et le monde des affaires à
s’investir directement dans l’enseignement [CEC
1993].
Diversification
Aux dires de la Commission, un autre
enjeu des réformes de structures et du mouvement de dérégulation est de «
prendre en compte la diversité des publics et des demandes. » [CCE 1995] Dans le
même esprit, l’Europe souhaite « développer l'orientation scolaire et
professionnelle pour tous, en fonction des besoins en matière de formation » et
« créer des systèmes souples de validation des acquis » [Présidence du Conseil
européen, 2000].
Mobilité
Depuis quelques années, les autorités
européennes ont initié un mouvement de convergence dans l’offre d’enseignement
supérieur en Europe. Au nom de la mobilité des étudiants, elles plaident en
faveur d’une harmonisation de la durée des cursus universitaires, de la création
d’un système européen de transferts de crédits (ECTS) et de procédures
communautaires de contrôle de la qualité de l’enseignement.
A l’initiative de
la Confédération européenne des Recteurs et avec le soutien de la Commission,
une étude de faisabilité a été entreprise, au départ d’un rapport étudiant les
degrés de convergence et de divergence entre les systèmes d’enseignement
supérieur. Cette étude a servi de base à une réunion organisée à Bologne, les 18
et 19 juin 1999. Il en a résulté une déclaration conjointe sur « l’Espace
européen d’enseignement supérieur » signée par les Ministres de l’Education de
29 Etats européens, dont les Etats membres de l’Union Européenne et de l’Espace
Economique Européen.
Citoyenneté
La Commission européenne se
soucie également de promouvoir, via l’éducation, ce qu’elle appelle la «
citoyenneté active » des jeunes générations. Il s’agit, explique Edith Cresson,
de « raviver chez les jeunes le sens de l'appartenance à la société dans
laquelle ils vivent et l'engagement en faveur de celle-ci ». [CRESSON 1997] Elle
préconise à cette fin de jouer sur deux tableaux : d’une part l’introduction de
cours d’éducation civique et d’autre part l’utilisation de « pratiques
pédagogiques démocratiques » et la création d’ « espaces de démocratie » dans
les écoles.
Lutter contre l’exclusion
Enfin, les autorités
européennes se sont penchées, dès le début des travaux communautaires en matière
d’éducation, dès le Livre Blanc de 1995, sur la façon d’ « offrir aux jeunes
exclus du système éducatif ou en passe de l'être les meilleures formations et le
meilleur encadrement pour leur donner confiance en eux » [CCE 1995]. Quant à la
façon de procéder, la Commission européenne plaide pour les pistes suivantes :
le parrainage d'écoles par les entreprises, les conventions d'embauche
école/entreprise, la mise en oeuvre de technologies éducatives de pointe.
La politique éducative européenne naît et se développe dans un
environnement économique et social qu’il faut bien prendre en compte si l’on
veut en comprendre la cohérence et la logique. Cet environnement, se caractérise
par l’exacerbation des luttes concurrentielles à l’échelle mondiale, le recours
accéléré à l’innovation technologique et la dualisation
sociale.
L’accumulation des connaissances induit une accélération
constante du rythme des mutations technologiques. Dans leur course à la
compétitivité, les industries et les services se saisissent de ces innovations
pour obtenir des gains de productivité ou pour conquérir de nouveaux marchés. A
son tour, la guerre technologique exacerbe les luttes concurrentielles, ce qui
se traduit par la multiplication des faillites, des restructurations, des
rationalisations, des fermetures d’entreprises et des délocalisations. La fuite
en avant dans la mondialisation de l’économie, favorisée elle aussi par le
développement des technologies de la communication, ne fait qu’aiguiser cette
lutte à mort entre entreprises, secteurs et continents. En retour,
l’exacerbation des luttes concurrentielles pousse les industriels à accélérer le
développement et l’introduction de nouvelles technologies dans la production et
sur les marchés de masse. Il avait fallu 54 ans à l’aviation commerciale pour
conquérir 25% de son marché potentiel aux Etats-Unis ; le téléphone a mis 35 ans
; la télévision 26 ans. L’ordinateur personnel, lui, a conquis un quart de son
marché potentiel en 15 ans, le téléphone portable en 13 ans et Internet en 7 ans
seulement. Ainsi, l’environnement économique, industriel, technologique est
devenu plus instable, plus changeant, plus chaotique qu’il ne l’a jamais été.
L’horizon de prévisibilité économique se rétrécit sans cesse.
Une
société de plus en plus duale
Une deuxième caractéristique
essentielle de l’environnement économique et social concerne l’évolution du
marché du travail. L’instabilité se traduit par une précarité croissante de
l’emploi. Les travailleurs sont amenés à changer régulièrement de poste de
travail, d’emploi, voire de métier. La nature des emplois change aussi. La «
nouvelle économie » réclame une croissance impressionnante du nombre
d’informaticiens, d’ingénieurs, de spécialistes en entretien de parcs
informatiques et en gestion de réseaux. C’est l’aspect le plus fréquemment
souligné dans l’évolution du marché du travail. On insiste par contre beaucoup
moins sur l’autre aspect de cette évolution : la croissance plus explosive
encore des emplois à faible niveau de qualification. Une étude prospective du
Département fédéral américain de l’Emploi, portant sur la période 1998-2008,
montre que les postes de travail qui connaîtront la plus forte croissance (pas
en pourcentage, mais en volume) sont du type « short term on the job training »
(formation de courte durée, « sur le tas »). On y trouve, en vrac, des emplois
de vendeurs, de gardes, d’assistants sanitaires, d’agents d’entretien,
d’hôtesses d’accueil, de conducteurs de camion ou encore de « remplisseurs de
distributeurs de boissons et d’aliments » (250.000 nouveaux emplois sont prévus
dans ce seul secteur). Le marché du travail ne requiert plus désormais une
élévation générale des niveaux de qualification, comme ce fut le cas presque
tout au long du XXème siècle, mais un étirement, une dualisation croissante de
cette formation.
Enfin, la dernière caractéristique de l’environnement
économique, conséquence là encore de l’exacerbation des luttes concurrentielles
et d’une courbe de croissance chaotique : le désengagement de l’État vis-à-vis
des services publics. Les milieux économiques pressent les gouvernants de
diminuer la pression fiscale. Quand bien même elles le voudraient, les autorités
politiques peuvent difficilement résister à ces pressions, la mondialisation de
l’économie rendant terriblement efficace le processus de « défiscalisation
compétitive ».
Instabilité et imprévisibilité des évolutions économiques,
dualisation des qualifications requises sur le marché du travail, crise
récurrente des finances publiques : tels sont les trois facteurs qui
déterminent, à partir de la charnière des années 80-90, une révision
fondamentale des politiques éducatives, non seulement en Europe, mais dans
l’ensemble du monde industrialisé.
Si l’on admet le postulat que la compétition économique est le seul, ou en
tout cas le meilleur mode de régulation des activités humaines quelles qu’elles
soient – et telle semble bien être aujourd’hui l’idéologie dominante dans les
cénacles européens – on ne s’étonnera pas que l’enseignement, à son tour, soit
pensé essentiellement comme un moyen de soutenir la compétitivité des
entreprises. En matière de politique éducative, cela signifie aujourd’hui trois
choses : (1) assurer la qualité du capital humain par une adéquation optimale
école-économie, (2) utiliser l’école comme levier pour soutenir les marchés
émergents et (3) se positionner dans la conquête du marché de l’enseignement.
Détaillons brièvement ces points.
L’imprévisibilité des mutations
industrielles et technologiques interdit toute velléité de planifier précisément
les besoins en formation. Au contraire, le rythme effréné de ces mutations,
joint à la précarité de l’emploi qui amène les travailleurs à changer
fréquemment d’emploi ou de poste de travail, exigent une grande capacité
d’adaptation, plutôt que des qualifications précises. Notre société, explique la
cellule Eurydice mise en place par la Commission européenne pour observer
l’évolution des sytèmes éducatifs en Europe, " a besoin de travailleurs plus
adaptables et de plus en plus à même d'exercer différents types de tâches "
[EURYDICE 1997]. Et pour la commission : « Economies are evolving rapidly and to
remain competitive, Europe needs to ensure that its human resources are equipped
for the challenge » [Communiqué de presse CCE, 17 et 18 mars,
2000].
Flexibilité des travailleurs, mais flexibilité aussi de l’Ecole. Les
systèmes éducatifs, organisés et financés centralement par l’Etat, sont jugés «
trop rigides pour permettre aux établissements d'enseignement de s'adapter aux
indispensables changements requis par le rapide développement des technologies
modernes et les restructurations industrielles et tertiaires » (Table Ronde des
Industriels Européens, 1989). En 1995, dans un nouveau rapport, elle renchérit :
« Dans la plupart des pays d'Europe, les écoles sont intégrées dans un système
public centralisé, géré par une bureaucratie qui ralentit leur évolution ou les
rend imperméables aux demandes de changement émanant de l'extérieur » (Table
Ronde des Industriels Européens, 1995). En réalité, ces « systèmes publics
centralisés » correspondaient parfaitement aux besoins des milieux économiques
durant les trente glorieuses, quand la croissance continue de l’emploi et
l’élévation générale des niveaux de formation requis soutenaient une demande
constante de massification de l’enseignement. Mais les bouleversements
économiques récents - globalisation, course à la compétitivité, mutations
technologiques, déréglementation et dualisation du marché du travail - induisent
désormais une demande beaucoup plus qualitative : l’école doit surtout être en
mesure de s’adapter rapidement.
Non seulement il y a peu de demande d’une
extension quantitative de l’enseignement (si l’on excepte quelques filières
spécifiques liées aux technologies de pointe), mais la dualisation croissante du
marché du travail tendrait même plutôt à justifier un recul, une certaine
dé-massification de l’accès à l’enseignement supérieur et secondaire général, en
tout cas l’abandon des ambitions démocratiques que l’on se plaisait encore à
afficher en la matière vingt ans plus tôt.
Dans un contexte
d’exacerbation des luttes concurrentielles, il semble également crucial, aux
yeux des penseurs libéraux, que les pouvoirs publics soutiennent la création et
la conquête des marchés émergents, liés aux nouvelles technologies. Là aussi,
l’enseignement peut jouer un rôle important. Ainsi, selon la Commissaire à
l’Education Viviane Reding, « il est vital pour l'Europe de combler son déficit
sur les Etats-Unis dans le domaine du numérique (…). La réalisation de cet
objectif passe avant tout par l'éducation: acquisition à l'école d'une culture
numérique et développement de l'apprentissage tout au long de la vie ». [CCE,
Communiqué de presse 27 mars 2000]
Le programme européen « e-Learning » est
l’application spécifique, sur le terrain de l’enseignement, du projet « e-Europe
», qui constituait lui-même le thème général du sommet de Lisbonne. Le dogme sur
lequel repose e-Europe est que l’avenir économique de l’Europe dépend de sa
capacité à rattraper les Etats-Unis dans le domaine de la « culture numérique »,
du commerce électronique, du développement d’entreprises dans les secteurs de
l’informatique, de la communication et du multimédia. Partant de ce présupposé,
on conclut qu’il faut, premièrement, « introduire en Europe une culture
numérique soutenue par un esprit d'entreprise ». Il s’agit de « faire entrer
tous les citoyens, foyers, entreprises, écoles et administrations dans l'ère
numérique », « veiller à ce que l'ensemble de ce processus ait une vocation
d'intégration sociale (et) gagne la confiance du consommateur » [CCE 2000-c]. Si
l’on voit mal en quoi l’initiation aux TIC pourrait favoriser l’intégration
sociale, on voit en revanche très clairement pourquoi il faut « reprogrammer »
le consommateur. Aujourd’hui, « un nombre trop limité de personnes (sont) dotées
d'une culture numérique et d'un accès en ligne ». Les consommateurs doivent donc
d’urgence « acquérir les compétences qui leur permettront de trouver les
informations qu'ils recherchent et d'interagir sur Internet » [CCE
2000-c].
Or, nous dit le rapport Reiffers, « On peut douter que notre
continent tienne la place industrielle qui lui revient sur ce nouveau marché si
nos systèmes éducatifs et de formation ne suivent pas rapidement. Le
développement de ces technologies, dans un contexte de forte concurrence
internationale, nécessite que les effets d'échelle puissent jouer à plein. Si le
monde de l'éducation et de la formation ne les utilisent pas, le marché européen
deviendra trop tard un marché de masse, et l'évolution attendue de l'éducation
et de la formation sera réalisée par d'autres » [REIFFERS
1996].
L’enseignement est donc sommé de « faire de la culture numérique l'une
des connaissances de base de tout jeune européen » [CCE, Communiqué du 27 mars
2000].
Mais l’enseignement ne doit pas seulement aider à soutenir
d’autres marchés, il est également lui-même un formidable marché en devenir. La
dualisation du marché du travail engendre de la part de certaines familles —
celles qui, de par leur propre appartenance sociale, destinent leurs enfants aux
plus hautes carrières – une stratégie de « surinvestissement scolaire ». On
cherche par tous les moyens à favoriser la position compétitive de ses enfants
sur le marché du travail. Ce qui n’était, jadis, qu’une dimension marginale de
l’économie informelle, se transforme en gigantesque marché, notamment grâce aux
opportunités offertes par l’enseignement « en ligne ». La demande croissante de
formation tout au long de la vie vient elle aussi soutenir la croissance du
marché des services éducatifs. On trouve désormais sur Internet des cours
particuliers, des sites internet de soutien scolaire ou d’aide à la préparation
d’examens. Enfin, le définancement de l’enseignement, et en particulier de
l’enseignement supérieur, en augmente le coût pour les ménages et le transforme
donc là encore en marché. Selon le consultant américain Eduventures, spécialisé
dans le Education-Business, « Les années 90 resteront dans les mémoires pour
avoir permis l’arrivée à maturation de l’enseignement de marché (“for-profit
education”). Les fondations de la vibrante industrie éducative du XXIe siècle –
initiatives entrepreneuriales, innovations technologiques et opportunités du
marché – ont commencé à fusionner pour atteindre leur masse critique ». [Newman
2000].
Dès lors, la Commission Reiffers estime que « le temps de l’éducation
hors l’Ecole est venu et que la libération du processus éducatif rendu ainsi
possible aboutira à un contrôle par des offreurs d’éducation plus innovants que
les structures traditionnelles. » [REIFFERS 1996]
A la lumière de
l’analyse qui précède, les grandes orientations de la politique éducative
européenne s’éclairent et dévoilent leur logique.
Développer ses
compétences tout au long de la vie
Le glissement des savoirs vers les
compétences s’explique ainsi, non par un souci d’innovation pédagogique comme on
le croit parfois, mais essentiellement par une volonté d’adéquation de la main
d’œuvre à un environnement de production chaotique et dualisé. Pour les 20 à 25%
de main d’œuvre qui occuperont les postes à très haut niveau de qualification,
les savoirs scolaires sont trop vite obsolètes. Pour les 40 à 50% de postes à
très faible niveau de qualification, ils sont superflus. D’où la volonté de
concentrer la formation sur les quelques compétences de base, communes à tous :
lecture, écriture, calcul, alphabétisation numérique, adaptabilité, capacité à
résoudre des problèmes, compétences sociales, etc… Selon un rapport d’Eurydice,
« Les connaissances évoluent à un rythme tel que les écoles sont contraintes de
se borner à doter les élèves des bases qui leur permettront de développer par
eux-mêmes leurs connaissances » [EURYDICE 1997]. « Il ne suffit plus de savoir
lire, écrire et compter », explique encore la Cellule Eurydice, « il faut en
outre maîtriser les nouvelles formes de communication et d'accès à l'information
».
Le rapport sur les objectifs futurs concrets de l’enseignement souligne la
même idée avec beaucoup de clarté : « Dans le milieu professionnel, la
complexité de l'organisation du travail, la multiplication des tâches confiées
aux salariés et l'introduction de régimes de travail flexibles et de formules de
travail en équipe contraignent les travailleurs à posséder, davantage que leurs
prédécesseurs, des compétences dépassant les aspects purement techniques de leur
profession. L'éventail des compétences utilisées sur le lieu de travail
s'élargit sans cesse. […] La plus importante de ces aptitudes est la faculté
d'apprendre » [CCE 2001].
De même, l’idée d’une formation « tout au long de
la vie » est, dans l’esprit des décideurs européens, essentiellement pensée en
termes d’employabilité et de productivité. Le travailleur doit mettre à jour ses
connaissances et ses compétences au cours de sa vie professionnelle, mais il ne
faudrait surtout pas que cette formation continuée soit à charge de son
employeur. Il s’agit donc, avant tout, de « responsabiliser » le travailleur,
d’individualiser son rapport à la formation. « Au sein des sociétés de la
connaissance, explique la Commission européenne, le rôle principal revient aux
individus eux-mêmes. Le facteur déterminant est cette capacité qu'a l'être
humain de créer et d'exploiter des connaissances de manière efficace et
intelligente, dans un environnement en perpétuelle évolution. Pour tirer le
meilleur parti de cette aptitude, les individus doivent avoir la volonté et les
moyens de prendre en mains leur destin ». [CCE 2000-b]
« Apprendre à
apprendre, à s'adapter au changement et à décrypter d'importants flots
d'informations », telles sont désormais les compétences générales que chacun
devrait acquérir, conclut la commission. « Les employeurs exigent de plus en
plus la capacité d'apprendre, d'assimiler rapidement de nouvelles compétences et
de s'adapter à de nouveaux défis et contextes » [CCE
2000-b].
Technologies de l’information et de la
communication
La très forte volonté, exprimée par la Commission
européenne, d’accélérer l’introduction des TIC dans l’école a souvent été
justifiée au nom des potentialités qu’offriraient ces technologies sur le plan
pédagogique. Il n’est évidemment pas question ici de contester ces possibilités,
mais il n’en demeure pas moins étonnant de voir combien l’ordinateur et Internet
ont brusquement été élevés au rang de priorité en matière d’innovation scolaire.
Pourquoi un tel empressement ? La réponse, une fois de plus, coule de source si
l’on comprend que l’enseignement en Europe est presque exclusivement pensé comme
vecteur de la croissance économique.
A en croire le rapport sur les «
objectifs futurs concrets de l’enseignement », tous les États membres de l’Union
pensent qu'il faut « revoir les compétences de base que les jeunes devraient
posséder au moment de quitter l'école ou la formation initiale, et que celles-ci
devraient inclure pleinement les technologies de l'information et de la
communication » [CCE 2001]. Cette initiation aux TIC dans le cadre scolaire,
poursuit trois objectifs principaux : (1) préparer la main d’œuvre à évoluer
dans un environnement dominé par ces technologies, (2) assurer la flexibilité de
cette main d’œuvre en utilisant les TIC comme moyen de faciliter la formation
tout au long de la vie et (3) soutenir le marché européen des TIC.
Concernant
le premier point, il suffit de rappeler que plus de 70% des emplois qui se
créent aujourd’hui font appel à l’utilisation d’une interface informatique. La
majorité des jeunes doivent donc apprendre, non pas à analyser ou à programmer,
non pas à traiter de l’information complexe, non pas à utiliser l’ordinateur
comme prolongement et comme catalyseur de leur propre intelligence, mais bien à
répondre aux injonctions d’un écran et à manipuler une souris. Et c’est
malheureusement, mais logiquement, à cela que se réduit trop souvent
l’utilisation des ordinateurs en classe.
Mais la commission rappelle qu’il
s’agit aussi de « mettre le potentiel d’innovation des nouvelles technologies au
service des exigences et de la qualité de la formation tout au long de la vie ».
« Il s'agira d'offrir les garanties d’accès aux technologies d’information et de
communication pour tous ceux qui se forment, […] la formation aux usages de ces
technologies, notamment "pour apprendre", assurer la disponibilité de services
et de produits multimédia européens de qualité » [CCE 2000-a].
Le souci
pédagogique n’est pourtant pas totalement absent du discours de la Commission.
Dans le Livre Blanc de 1995 elle « insiste sur la nécessité d'un encouragement à
la production européenne de logiciels éducatifs » [CCE 1995].
Mais l’illusion
ne dure guère. Mme Reding nous explique qu’il s’agit ainsi de « stimuler
l’émergence d’une industrie européenne du multimédia et des services accessibles
en ligne ». « La société de l'information doit utiliser en Europe des contenus
européens » martèle la Commissaire à l’éducation. Et elle précise que « dans ce
domaine plus particulièrement, un partenariat avec l’industrie est nécessaire »
[CCE, Communiqué du 9 mars 2000].
Dans son plan d’action 1996-1998, «
Apprendre dans la société de l’information », la Commission européenne explique
que si l’Ecole doit absolument se mettre au multimédia, aux didacticiels et à
l’Internet, c’est parce que « ce secteur d’activité, avec le développement de
nouveaux produits et de nouveaux services, est prometteur » mais qu’ « un nombre
trop faible d’utilisateurs et de créateurs pénaliserait durablement l’industrie
européenne du multimédia ». C’est pourquoi « l’initiative européenne en la
matière permettra enfin d’atteindre plus rapidement un nombre suffisant
d'utilisateurs (…) et d’amorcer la constitution d'un véritable marché européen
multimédia éducatif » [CCE 1996].
En 1994, la Table Ronde Européenne des
Industriels demandait aux responsables de l’enseignement d’ « utiliser le
montant très limité d’argent public comme catalyseur pour soutenir et stimuler
l’activité du secteur privé » [ERT 1994]. En 1997, l’association patronale est
satisfaite d’avoir été entendue : « L'usage approprié des technologies de
l'information et de la communication dans le processus éducatif va imposer
d'importants investissements en termes financiers et humains. Ils généreront des
bénéfices à la mesure des enjeux » [ERT 1997].
Il y a cent ans, l’école
servit à inculquer aux jeunes générations l’amour de la patrie, afin de les
transformer en chair à canon pour la grande guerre impérialiste. Aujourd’hui,
l’école est sommée de faire d’eux de zélés consommateurs de Web, pour mener la
grande guerre commerciale de l’ère numérique. C’est un peu moins sanglant (à
condition de fermer les yeux sur les méfaits de la « nouvelle économie » dans
les pays en développement). Mais ce n’est pas moins intéressé et cela ne fait
pas une meilleure école.
Dérégulation et ouverture sur
l’entreprise
Les recommandations européennes en matière de réforme
structurelle des systèmes d’enseignement, la déréglementation de l’enseignement
public au profit de réseaux d’établissements plus autonomes et concurrents est,
elle aussi, inspirée par le souci de la mise en adéquation avec les besoins de
l’économie marchande. Pour la Table Ronde des Industriels, « la résistance
naturelle de l’enseignement public traditionnel devra être dépassée par
l’utilisation de méthodes combinant l’encouragement, l’affirmation d’objectifs,
l’orientation vers l’utilisateur et la concurrence, notamment celle du secteur
privé » [ERT 1989].
Ce que l’on vise, c’est avant tout la capacité
d’adaptation de l’enseignement à un environnement en mutation constante et
rapide. La Commission Reiffers, reprend cette idée lorsqu’elle explique que
c’est « par une plus grande autonomie d'acteurs responsables clairement informés
des missions qui leur sont confiées que les systèmes d'éducation et de formation
pourront le mieux s'adapter » [REIFFERS 1996].
Mais il s’agit aussi d’ouvrir
l’école au secteur privé. D’une part sous la forme de partenariats, d’autre part
sous la forme d’une privatisation pure et simple. « La plus grande liberté dont
jouissent les directeurs, dit le rapport sur les Objectifs futurs concrets, leur
permet de conclure un type de partenariat différent avec les pouvoirs publics,
qui ne soit pas uniquement bilatéral mais multilatéral et englobe non seulement
d'autres acteurs du monde de l'éducation et de la formation (tels que les
universités, les écoles normales ou d'autres établissements scolaires), mais
également des organismes privés tels que les entreprises » [CCE 2001].
Petit
à petit, cette dérégulation mine l’enseignement public traditionnel et, comme le
soulignait encore le groupe de travail Reiffers, « la libération du processus
éducatif rendue ainsi possible aboutira à un contrôle par des offreurs
d’éducation plus innovants que les structures traditionnelles. » [REIFFERS
1996]
Selon la Commission, la réussite de sa politique d’enseignement «
dépendra (…) de la volonté des entreprises à coopérer avec le secteur éducatif,
par exemple au travers de partenariats entre les secteurs publics et privés »
[CCE 2000-c]. Cette volonté communautaire de développer les liens entre l’école
et l’entreprise s’explique aisément dans le cadre d’analyse que nous avons
développé. Le premier objectif visé est évidemment d’assurer ainsi une meilleure
adéquation entre les formations scolaires et les besoins des entreprises. Le
Document « Objectifs futurs de l’enseignement en Europe » explique ces enjeux :
« Il est généralement admis que les établissements scolaires et instituts de
formation doivent nouer des liens avec le monde des entreprises. Dans de
nombreux pays, ces liens sont inhérents à la présence des partenaires sociaux
dans l'organisation de la formation et constituent de toute évidence une
composante essentielle du processus visant à garantir la capacité d'insertion
professionnelle. Néanmoins, les entreprises locales sont une ressource à
d'autres titres: elles fournissent une indication sur les besoins futurs de
qualifications dans la région concernée, elles représentent une source
d'informations potentielle pour les apprenants sur le mode de fonctionnement du
monde des entreprises, etc » [CCE 2001].
Mais la collaboration
écoles-entreprises a également une importante dimension idéologique. Pour le
système d’enseignement lui-même comme pour les apprenants. Les dirigeants
européens savent bien que le monde de l’enseignement est traditionnellement
plutôt hostile à l’intervention des employeurs dans leur métier. Ils demandent
donc aux enseignants de « réfléchir à la question de savoir si leur position
face aux entreprises et aux partenaires étrangers au système d'enseignement est
encore valable à l'aube du nouveau millénaire. (…) Pour la société, il peut être
opportun d'encourager un tel intérêt plutôt que de l'exclure. Les systèmes
d'éducation devraient réexaminer leurs pratiques afin de déterminer ce que la
participation des entreprises pourrait leur apprendre pour motiver les
apprenants et donner une nouvelle perspective aux établissements scolaires ou
instituts de formation » [CCE 2001].
Dans le cas des élèves, les motifs
idéologiques de la collaboration écoles-entreprises relèvent de ce qu’on appelle
pudiquement « l’esprit d’entreprise ». Cela ne veut rien dire d’autre que la
sujétion de ses propres désirs et intérêts à ceux de l’entreprise pour laquelle
on travaille, la forme achevée de l’aliénation du travailleur par le capital.
Pour le document de synthèse sur les Objectifs de l’enseignement, l'esprit
d'entreprise est « un esprit actif et réactif que la société dans son ensemble
se doit de valoriser et dans lequel elle doit investir. Les écoles et instituts
de formation devraient inclure cet élément dans leurs programmes et veiller à ce
que les jeunes puissent s'épanouir dans ce domaine dès leur plus jeune âge ». Et
plus loin le document précise : « les écoles devraient également exploiter les
contacts qu'elles entretiennent avec les entreprises de leur environnement
direct dans le but de présenter des entreprises performantes comme modèles dans
le cadre de leur cours d'éducation civique » [CCE 2001]
Vers la
privatisation
La création d’un « espace européen » d’enseignement
supérieur est motivée officiellement par la volonté d’offrir aux étudiants une
plus grande mobilité, en harmonisant les cursus et le contrôle de qualité et en
proposant des certificats communs. Mais pourquoi soudain cette volonté de «
mobilité » ? Là encore, le contexte économique global nous éclaire. La fin de la
massification de l’enseignement et la permanence de fortes contraintes
d’austérité budgétaire entraînent un processus de rationalisation de l’offre
d’enseignement supérieur. Ce processus s’inscrit lui-même dans (et alimente en
retour) le vaste mouvement de privatisation des services éducatifs. Si l’on veut
que l’Europe occupe sa place dans ce marché mondial en devenir, il faut créer
sur le Vieux Continent les conditions qui permettront l’émergence
d’établissements performants, capables de concurrencer les plus prestigieuses
universités américaines. Telle est la fonction de « l’espace européen »
d’enseignement supérieur. La mobilité des étudiants est la condition du bon
fonctionnement du marché scolaire.
Il en va de même des différentes
initiatives visant à promouvoir les systèmes de validation qui évaluent et
reconnaissent les compétences, l'expérience et le savoir acquis au fil du temps
et dans différents environnements, y compris dans un cadre non formel ou
informel.
Ainsi, derrière les velléités régulatrices de la Commission se
cache une profonde volonté de déréguler le système en l’ouvrant aux lois
chaotiques de la concurrence.
La Commission a également compris très vite que
l’enseignement à distance – notamment l’enseignement en réseau – serait l’un des
principaux vecteurs de croissance du marché des services éducatifs (plus de 50%
des investissements dans le Education Business américain en 2000 ont concerné
l’une ou l’autre forme d’enseignement à distance). En prévoyant une action de
l’Union dans le domaine de l'éducation et de la culture, les traités européens
ont d’emblée limité les compétences nationales en la matière. Ainsi le traité
CEE prévoit que « l'enseignement privé à distance est un service ». Or, la libre
prestation de services est garantie à l'article 59 et suivants de ce même
traité.
« Citoyenneté » et « lutte contre l’échec »
Que
reste-t-il, après tout cela, de la volonté exprimée jadis par Edith Cresson de
promouvoir la citoyenneté à et par l’Ecole et de lutter contre l’exclusion et
l’échec scolaire ? Pas grand-chose à vrai dire. Il est significatif de constater
que ces deux dimensions des réformes des systèmes d’enseignement européens sont
totalement absentes des documents les plus récents. Il semble bien qu’elles
n’aient servi, à l’époque, que d’alibi idéologique.
C’est désormais une
pratique courante dans nombre de pays : au nom de la lutte contre l’échec
scolaire, on abaisse les niveaux d’exigences pour ceux qui ont le plus de
difficultés. La lutte contre l’échec devient ainsi, paradoxalement, le prétexte
d’une dualisation croissante du système. C’est ce que le groupe de réflexion
Reiffers appelait « s’intéresser davantage aux deux bouts de la chaîne qui sont
les plus directement concernés par les évolutions modernes : a) ceux qui seront
confrontés dans la compétition internationale (hautes ou plus basses
qualifications spécialisées) à leurs homologues des autres régions du monde; b)
ceux qui seront exclus de la société cognitive parce qu’ils n’auront pas les
moyens de s’y insérer. (…) Un effort particulier doit être fait sur ces deux
extrêmes » [REIFFERS 1996].
L’effort, on l’aura compris, ne consiste pas à
rapprocher ces extrêmes, mais au contraire à adapter leur formation aux besoins
: élever le niveau des premiers (éventuellement en ayant recours à
l’enseignement privé et marchand) et rabaisser celle des seconds au rang de
l’acquisition de vagues compétences sociales et transversales. Voilà ce qu’on
appelle « lutter contre l’échec scolaire ».
Quant à la « citoyenneté », voilà
bien un concept qui peut signifier le meilleur comme le pire, selon le sens
qu’on lui donne. Si l’on entend par là que chaque citoyen accède aux savoirs qui
donnent force pour comprendre le monde dans ses multiples dimensions – sociale,
technologique, scientifique, historique, économique, culturelle, philosophique,
artistique – et qui permettent de prendre une part active dans la transformation
collective de ce monde vers plus de justice, d’équité et de rationalité, alors
la citoyenneté est la plus belle des missions que puisse remplir l’Ecole. Mais
on peut aussi entendre ce mot comme une espèce d’instruction civique visant à
inculquer la foi dans la société occidentale, avec la liberté de marché comme
centre de gravité.
Tout ce qui précède montre que, malheureusement, il n’y a
guère de doute quant au sens que les autorités européennes donnent à ce mot.
Depuis la fin des années 80, on assiste à une intervention croissante de
la Commission européenne dans la sphère éducative. L’orientation majeure de
cette intervention est de stimuler une politique d’enseignement commune, dont
les ambitions sont clairement d’ordre économique. Les Etats européens se
laissent-ils donc mener à la baguette par la Commission ?
J. Field,
chercheur à l’Université d’Ulster, note que la conception européenne de
l’apprentissage « tout au long de la vie » est « largement définie en termes
d’employabilité et d’objectifs économiques » [FIELD 1997]. De son côté, M.
Murphy, de la Northern Illinois University, fait remarquer que « la décision
politique d’encourager l’apprentissage à vie est destinée à fournir aux grandes
entreprises européennes l’infrastructure éducative qui est essentielle au
maintien de leurs taux de profit » [MURPHY 1997].
Encore vaguement camouflée
au début, cette instrumentalisation de l’enseignement au service de la
compétition économique est aujourd’hui explicitement assumée. « L'Europe évolue
vers une société et une économie fondées sur la connaissance. Comme jamais
auparavant, l'accès à des informations et des connaissances actualisées ainsi
que la volonté et la capacité d'exploiter ces ressources intelligemment, dans un
but personnel ou dans l'intérêt de l'ensemble de la collectivité, conditionnent
la compétitivité de l'Europe et l'amélioration des capacités d'insertion
professionnelle et d'adaptation de sa main-d'œuvre » [CCE 2000-b]. Tout le reste
n’est que secondaire et peut faire l’objet de politiques différenciées, d’un
pays à l’autre, selon les particularités culturelles, historiques de chaque
système d’enseignement. C’est pourquoi la présidence portugaise du sommet de
Lisbonne souligne que « la diversité des systèmes d'éducation et de formation
des Etats membres est considérable mais, quels que soient les objectifs plus
généraux poursuivis en matière de développement personnel, social et culturel
des citoyens, l'adaptation des formations aux exigences des nouveaux emplois est
une préoccupation commune ».
L’alibi de l’emploi
Il nous
faut revenir un instant sur le principal argument en faveur de cette politique
d’éducation : l’emploi. Selon la Commission, « le déficit et l'inadéquation des
qualifications sont largement reconnus comme l'une des principales raisons
expliquant la persistance d'un taux de chômage élevé »[CCE 2000-b]. Et le
document soumis au Conseil de Lisbonne par la présidence portugaise souligne
qu’il faut « orienter les politiques d'éducation et de formation de telle sorte
qu'elles favorisent la création de très nombreux emplois qualifiés » [Présidence
du Conseil 2000].
Mais depuis quand l’employabilité de la main d’œuvre
favorise-t-elle l’emploi ? Quel employeur engagera quatre travailleurs plutôt
que les trois dont il a besoin, simplement parce qu’il trouve sur le marché du
travail des candidats qualifiés en plus grand nombre ?
Les études réalisées
par les penseurs néo-libéraux sur la théorie du « capital humain » ont certes
mis en évidence une étroite corrélation entre le niveau de formation des
individus et leur accès sur le marché du travail. Par contre, elles n’ont jamais
pu mettre en évidence une telle corrélation sur le plan macro-économique. En
d’autres mots, il est vrai que celui qui dispose d’une formation répondant aux
attentes des employeurs est mieux placé sur le marché du travail que ceux qui ne
disposent pas d’une telle formation. C’est évident. Mais vous aurez beau mieux
former ces derniers, cela ne créera pas d’emplois supplémentaires et vous ne
ferez que redistribuer les chances relatives des uns et des autres dans l’accès
à l’emploi.
Lorsque la Commission affirme que ses programmes (Socrates,
Leonardo Da Vinci et Jeunesse) « permettront à deux millions de citoyens
européens d'acquérir de nouvelles compétences et d'apprendre d’autres langues,
ce qui ne peut que favoriser leurs perspectives d'emploi » [CCE, communiqué du 9
mars 2000], elle laisse sous-entendre mensongèrement que l’on créerait ainsi
deux millions d’emplois en plus. En réalité, ces deux millions de travailleurs
qualifiés viendront simplement renforcer la réserve de main d’œuvre « employable
». D’où une pression accrue sur les salaires, les rythmes de travail et les
protections sociales des actifs. Et ce, particulièrement dans les secteurs où
les employeurs se plaignent d’une « pénurie » de main d’œuvre, c’est-à-dire là
où le taux de chômage est descendu sous la barre fatidique des 4%, provoquant un
regain de revendications sociales.
La réduction du coût du travail qui
résultera de ce processus pourra, sans doute, favoriser la création temporaire
de nouveaux emplois… le temps que nos concurrents américains ou japonais
rattrapent ce petit retard. Mais il s’agira de plus en plus souvent d’emplois
précaires, sous-payés et sous-qualifiés. Entre-temps, l’augmentation de
productivité qui aura résulté d’une main d’œuvre mieux formée, plus flexible,
contribuera à permettre aux entreprises de produire davantage, avec moins de
main d’œuvre. Au solde de tous comptes, c’est bien dans un cycle
d’appauvrissement que nous engage la politique européenne.
D’aucuns
objecteront sans doute que le tableau n’est pas si noir. Qu’il y a aussi des
aspects positifs dans les évolutions de l’enseignement. Certes, l’introduction
des TIC à l’école peut aussi être l’occasion pour les professeurs d’innover
leurs pratiques pédagogiques dans le sens d’une participation plus active des
élèves. Certes, il est des compétences réclamées par le monde patronal qui sont
également cruciales si l’on conçoit l’éducation comme arme d’une émancipation
collective : la capacité à résoudre des problèmes et à apprendre en toute
autonomie, par exemple. Certes, il vaut mieux que tous les travailleurs soient
employables (quitte à ne pas être employés en permanence) plutôt que de
contraindre toujours les mêmes sous-qualifiés à un chômage quasi-permanent.
Certes. Mais peut-on se satisfaire d’une politique d’enseignement globalement
négative, qui présente par hasard quelques aspects positifs ?
Le rôle
croissant de la Commission
Le sommet de Lisbonne est un tournant dans
l’histoire de la politique d’enseignement européenne. Il marque la
reconnaissance officielle du rôle dirigeant que les institutions européennes
sont appelées à jouer dans la politique éducative. « Les politiques européennes
en matière d'éducation et de formation », écrit la présidence portugaise, «
doivent se projeter au-delà des réformes successives des systèmes existants.
Elles doivent avoir pour objectif la construction d'un espace européen
d'éducation et de formation tout au long de la vie et l'émergence d'une société
cognitive » [Présidence du Conseil 2000]. Pour cela, il convient d’adopter « un
cadre européen définissant les nouvelles compétences de base dont l'éducation et
la formation tout au long de la vie doivent permettre l'acquisition :
compétences en technologies de l'information, langues étrangères, culture
technologique, esprit d'entreprise et aptitudes sociales » [Présidence du
Conseil, 2000].
Petit à petit, les autorités nationales des pays membres
semblent ainsi déléguer à la Commission le pouvoir de décider des grandes
orientations en matière d’enseignement. Dans le document « objectifs futurs »,
elles font écrire à la Commission en 2001 : « Nous devons certes préserver les
différences de structures et de systèmes qui reflètent les identités des pays et
régions d'Europe, mais nous devons également admettre que nos principaux
objectifs, et les résultats que nous visons tous, sont remarquablement
semblables ». Et la Commission d’ajouter « qu’aucun État membre n'est en mesure
d'accomplir tout cela seul. Nos sociétés, comme nos économies, sont aujourd'hui
trop interdépendantes pour que cette option soit réaliste » [CCE
2001].
Il semble pourtant y avoir un paradoxe dans toutes ces
déclarations. S’il est vrai que les objectifs sont si largement convergents, que
les seize ministres de l’éducation ont une vision commune des orientations
majeures de la politique d’enseignement – et comment en douter après Lisbonne et
le document de synthèse sur les « objectifs futurs » ? – alors pourquoi est-il
nécessaire de déléguer une plus grande autorité à la Commission ? Pourquoi
a-t-on besoin d’une autorité supérieure si l’échelon inférieur sait parfaitement
ce qu’il a à faire et qu’il a exprimé clairement le désir de s’y tenir ? Pour
deux raisons. D’abord, en ancrant la politique d’enseignement dans un processus
européen commun, on se prémunit contre les velléités de l’un ou l’autre ministre
de l’Education un peu moins zélé, un peu plus critique ou plus réticent face aux
exigences des lobbies patronaux. Il faut reconnaître que ce danger semble bien
mince actuellement. Deuxièmement, la Commission européenne sert de faire-valoir
aux ministres nationaux qui, quoique fondamentalement en accord avec les
orientations de la politique éducative commune, éprouveraient quelque difficulté
à la faire accepter aux yeux de leur opinion publique. On se réfugie alors
derrière « nos engagements européens » et « les décisions de Bruxelles », tout
en promettant de « tout mettre en œuvre pour préserver notre spécificité ».
Ainsi, pendant dix ans, la Commission a-t-elle été le porte-voix qui clamait de
plus en plus haut une politique d’enseignement voulue par les autorités
nationales, mais que celles-ci hésitaient à présenter clairement à leurs
opinions respectives.
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